Moi, Madame, je suis une fille du désert

samedi 11 juillet 2015
par  Anaïs Tasie
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Anaïs Tasie redevient sérieuse, elle se souvient de Selma, disparue l’an dernier, avec qui elle s’amusait bien, à la maison de retraite...

« Zut, il pleut aujourd’hui et je suis à vélo » dis-je en regardant par la fenêtre de la chambre de Selma O., une vieille dame que je visite à la maison de retraite. Le regard pétillant, elle rebondit : « Moi Madame, je faisais six kilomètres à vélo tous les matins dans le désert, après je revenais faire le café à ma petite mère. Car je suis une fille du désert. » D’ailleurs, elle le répète à qui veut l’entendre, quand on fait sa toilette : « J’ai froid, moi je suis une saharienne ! », ou quand je lui demande si elle n’a pas froid aux jambes sans chaussettes : « J’ai chaud, moi je suis une fille du désert ». On m’a dit qu’elle était « démente », je ne suis pas convaincue. Elle sait calculer son âge, compter dans combien de jours je lui dis que je vais revenir : « Et la prochaine fois, vous mangez avec moi, n’est-ce pas ? ». Après m’avoir demandé d’appeler son médecin, celui qui venait la voir chez elle quand elle habitait en ville, elle se souvient que c’est moi : « Et vous avez combien de patients ici ? ». On me dit qu’elle est agitée, qu’elle agresse ses voisins au restaurant : « Appelez la police ! » et on veut que je la calme. L’infirmière me soutient quand je refuse de lui donner des gouttes, mais je sais que ce n’est pas facile. Ensemble, on cause, elle raconte le désert, le couscous de ses voisins, mais aussi son quartier de Paris, avec le boucher qui lui réserve de la bonne viande, le marchand de légumes à qui elle parle en arabe car il est tunisien, le désert n’est pas loin. Je m’assied à côté d’elle, on part dans son pays et ses souvenirs, je commente avec la réalité d’aujourd’hui : « Vous savez, vos pierres qui donneraient du pétrole sur votre terrain là-bas et qui vous rendraient riche, c’est du gaz de schiste, ça pollue beaucoup ». Elle entend, réfléchit, m’en reparlera la prochaine fois. On dira que tout cela n’est qu’un jeu, qu’elle a perdu le sens du réel au jour le jour, qu’on ne peut rien faire pour la calmer. Mais quand on a bien parlé, évoqué, discuté, rêvé, elle veut bien que je prenne sa tension, bien que pas toujours « Vous avez les mains froides ! Et ça me serre le bras… ». Elle veut bien avaler ses médicaments, « On va faire tous les jours venir votre docteur » dit Belinda, l’infirmière adorable. Parfois même elle accepte les aérosols. « Et vous revenez quand ? » Elle compte sur ses doigts « une fois par semaine ce n’est pas assez, vous savez que je vous aime ! ». « Moi aussi, Madame O. ». Le jeu a marché, pour elle et pour moi, j’ai été le docteur, mais aussi la sœur ou l’amie. On a fait du vélo côte à côte sous la pluie et dans le désert, puis on est revenues ensemble et elle a accepté de jouer à la patiente, malgré l’impatience claironnante de son caractère. Et moi j’ai pris plaisir à cette envolée dans le voyage pour moi, dans les souvenirs pour elle. Après la pluie, un rayon de soleil m’accompagne sur mon vélo.


article paru dans le numéro 62 de la revue Pratiques sur "le jeu dans le soin" sous le titre "A vélo dans le désert".
article repris sur le site infirmiers.com


Commentaires

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mardi 21 juillet 2015 à 14h54 - par  Martine Lalande

En effet, il s’agit de l’article "Désert ou pas désert ?" à la page 550 du numéro 381 de la revue Prescrire.
Merci de votre intérêt.

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lundi 20 juillet 2015 à 12h51 - par  Ludmila Bricot

Au fait, Anaïs, t’as vu, toujours dans Prescrire -va falloir que tu te réabonnes- y a un article de ta copine, celle qui aime le tiers-payant, cette fois elle raconte comment la Sécu essaie d’acheter les médecins pour qu’ils restent dans les déserts...là c’est les déserts des cités, y a pas de chameaux, juste des vieux docteurs qui vont partir à la r’traite, en laissant les ptits doc gérer les oasis...comme le gouvt et la sécu y savent pas comment donner envie de faire ce métier (zont qu’à leur payer des vélos pour te suivre dans ta tournée...) ils les arrosent de fric, un coup avec les ROSP (ou P4P pour les anglicists), un coup avec les zones fragiles...en espérant que pour l’argent ils vont venir et rester au moins 3 ans. zont oublié que du coup ils vont avoir bcp plus de charges les 2 années d’après (caisse de retraite, urssaf, impôts...) et pas forcément envie de travailler plus à ce moment-là pour gagner plus...il leur reste le dessous du matelas, ou prendre plus de vacances...ça tombe bien, avec la canicule, on a pas trop envie de travailler...

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