Le sentiment d’exister - Cordel N°54
par ,
popularité : 6%

**Le sentiment d’existence, entre regards, ressentis et interactions
C’est dans l’interaction avec ce qui l’entoure que le bébé prend conscience de son existence. Au début, il ne sait pas faire la différence entre lui et le monde extérieur. On peut imaginer qu’il ne sait pas par exemple si le biberon ou le sein font partie de sa bouche ou viennent d’ailleurs. Puis, si le parent va à la rencontre de son enfant, dans des échanges de mots, de regards, de contacts, dans un rythme tranquille, l’enfant peut petit à petit se construire.
L’échange de regards et d’émotions
L’échange de regard existe dès la naissance, c’est un moment important, fondateur pour l’enfant et le parent. Le nouveau-né a autant besoin de regards, d’échanges que de lait. Quand le parent est disponible, tranquille, qu’il entre en communication avec son bébé, alors le bébé peut partager des émotions, éprouver sa capacité de découverte, et aussi sa puissance d’agir, par exemple quand il provoque un sourire chez le parent et que le parent veut bien « entrer en conversation » avec lui.
Le stade du miroir
Puis vers 6 ou 8 mois, « au stade du miroir » comme l’a décrit le psychanalyste Jacques Lacan, quand l’enfant est dans les bras de son parent et se regarde avec lui dans un miroir, il va pouvoir identifier sa propre image, parce que l’adulte lui dit : « regarde, c’est toi », et qu’il voit un autre visage à côté du visage du parent. Alors il va comprendre que cet autre visage, c’est lui.
Le parent comme miroir
Le psychanalyste anglais Donald Winnicott a développé cette notion de miroir. Pour lui, c’est le visage de la mère ou du père qui fait miroir. L’enfant voit comment il est regardé par le parent, il se voit comme il est regardé : si le parent regarde son enfant avec joie, attention, fierté, le tout-petit va pouvoir construire une confiance en lui, un sentiment d’existence. Par contre, quand le parent n’est pas disponible, pris dans des tristesses, des vécus de peur, d’empêchement, de solitude, envahi lui-même par des images douloureuses d’autrefois, ce parent ne peut plus voir son enfant, mais voit les personnages de ces scènes anciennes. L’enfant ne peut plus se reconnaître dans le regard du parent. Il peut croire qu’il n’est pas digne d’être regardé, il risque avoir du mal à se construire, à se sentir réel.
Pour la psychanalyste Piera Aulagnier, l’enfant se construit avec des regards et identifications multiples au-delà de ses parents (entourages divers, social et familial). Elle propose « l’image du puzzle » où ces pièces s’emboitent les unes avec les autres, quand tout se passe bien. Mais pour certains patients en grande souffrance psychique, le « puzzle » est disloqué, l’image est incompréhensible pour eux et pour les autres. Le rôle du thérapeute, par « l’effet de rencontre », sera de restaurer l’image perdue du sujet.
Les effets des fantômes
Si le parent a dû faire face autrefois à des situations de secrets, de hontes, de crimes occultés, si le parent a été pris dans des conflits de loyauté, dans des pactes secrets pour couvrir des fautes ou défaillances passées, il se retrouve « occupé militairement » par des personnages de son histoire, par des « fantômes » qui viennent le hanter. Alors ce parent ne peut plus voir son enfant, et l’enfant ne peut plus se refléter dans le visage de son parent. Au contraire, il peut même voir le visage du « fantôme » qui hante son parent. Il peut même s’identifier et être identifié à ce fantôme. (Cf. les travaux de Nicolas Abraham, Maria Torok, Philippe Réfabert…)
Le rôle du thérapeute
D. Winnicott propose deux pistes de réflexions : d’une part il est important d’aider les parents, les professionnels de la petite enfance, les éducateurs à prendre le temps du regard, et des échanges avec l’enfant. D’autre part, pour des patient.e.s qui souffrent de ne pas avoir été vu.e.s, qui sont malades dans leur sentiment d’exister, il considère que son travail de thérapeute est d’offrir un regard où le patient va pouvoir être vu et se reconnaître. A la suite de psychanalystes comme Sandor Ferenczi, Mickael Balint, Gaetano Benedetti, on peut évoquer la question du cadre, du climat, de l’ambiance pour que patient.e et thérapeute puissent entrer en résonance. Alors l’analyste peut témoigner de ce qu’il voit et le refléter comme un miroir. Ce travail de témoin peut permettre de restaurer une image et une confiance en soi. De plus, très concrètement, à côté du dispositif « classique » de l’analyste assis.e caché.e derrière le divan, la situation du face à face avec le ou la patient.e peut grandement faciliter cette restauration.
Le rôle des sensations, de l’image du corps
L’image du corps se construit au travers du regard des autres et aussi au travers des sensations corporelles. Sigmund Freud l’a identifié :« le moi est avant tout un moi corporel, surface sur laquelle se projette le moi psychique. » . Quand le parent est suffisamment disponible, attentif et ajusté, qu’il sait nommer les sensations de faim, de froid, de sommeil, de douleur de l’enfant, et qu’il sait y répondre, l’enfant peut faire confiance à ses sensations comme à sa capacité d’être protégé et de se protéger. Quand les sensations de l’enfant sont ignorées, voire niées, l’image du corps se trouve perturbée, morcelée. Gisela Pankow par exemple propose un travail d’écoute et aussi un travail de modelage (pâte à modeler). Pour aider l’analysant à retrouver une forme à son corps, une unité face au morcellement et pour l’amener à prendre sa place dans le temps et l’espace.
« A la seconde où tu m’apparus, mon cœur eut tout le ciel pour l’éclairer. Il fut midi à mon poème. Je sus que l’angoisse dormait. » René Char « il n’y a pas besoin de le jeter contre un mur pour détruire un enfant..[….] Le biberon est coincé dans le lit, l’enfant boit tout seul, on ne le regarde pas, on ne lui parle pas et l’enfant n’existe pas. » Un adulte maltraité dans son enfance, cité par Geneviève Besson et repris par Ivan Jablonka dans Laëtitia |
![]() |
Cordel écrit par Elisabeth Maurel-Arrighi, psychanalyste, avec Rochelle Monnie-Moricet Collectif Outils du soin, partage de savoirs d’accès libre. Mars 2018 Cordel n°54 www.outilsdusoin.fr En lien avec les vidéos Psychanalyse et marionnettes épisode 18 le sentiment d’exister épisode 19 l’image de soi épisode 17 costume, camouflage et faux self élaborés par Elisabeth Maurel-Arrighi avec Rochelle Monnier-Moricet voir sur Youtube Psychanalyse et marionnettes ou sur le site Outilsdusoin.fr |
cordel : petit fascicule brésilien de poèmes ou écrits subversifs accrochés à une corde à linge et vendus dans les marchés |
Le rôle du thérapeute comme miroir où se reconnaître
|
Le travail de construction de l’image du Je « Son image telle qu’il la perçoit dans le regard du père, de la mère, d’un frère aîné, d’un petit ami, d’un grand-parent, lui dévoile qu’aucun regard ne peut se prétendre seul miroir et que l’ensemble des regards de ces autres, par lui investis, lui propose les pièces d’un puzzle qu’il est seul à pouvoir assembler : c’est lui qui devra choisir celles qui l’aideront à poursuivre et à consolider sa construction identificatoire. » Piera Aulagnier dans L’apprenti-historien et le maître sorcier |
Pour accéder au pdf, cliquer sur la vignette |
Commentaires