Marseille 2007

vendredi 25 août 2017
par  Jean Dagron
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Des heures à reprendre le récit. La langue des signes raconte l’histoire et avec ses images, un roman naît sous nos yeux. Quand je passe du gabarit tridimensionnel en phrases linéaires, ces dernières conservent les traces des propos, mais leur platitude me désenchante. Je conclus définitivement que je serais un changeur en mots pour le sens des discours et de l’émotion qu’ils me procurent quand elle déborde. Mais, conscient de l’impossibilité de l’exhaustivité, la richesse du spectacle visuel, je ne peux que la suggérer. Raymond a lu attentivement le résumé de la création de La Salpêtrière. Il corrige quelques détails factuels et en désire des exemplaires pour les stagiaires médecins ou infirmiers qui le questionnent sur les unités. Cette histoire appartient, en majeure partie, aux sourds, racontée par un sourd dans un documentaire en langue des signes la rendrait plus attrayante. Malgré mon insistance et le soutien d’Irina, Raymond refuse de réaliser ce film. Il argumente : quand il mène une initiative, elle se veut ponctuelle pour des personnes précises dans une situation concrète. Alors, relater un long moment historique pour un vaste public ? Non, il n’aime pas se mettre en vedette. Un film à plusieurs mains ? Pourquoi pas, laissons-nous un temps de réflexion. Je ne suis pas complètement convaincu, mais la décision lui appartient.

Mes amis emménagent dans un nouvel appartement. Proche de l’autoroute, le bruit laisse mes amis insensibles mais rend le loyer modique. Irina reste assez indifférente à ce choix. Cette succession de barres d’immeubles, de terrains vagues, d’usines à l’abandon, elle l’a toujours connue. Raymond, lui, n’a vu que la mer qui grésille derrière des bordures de platanes. À la moindre occasion, il descend en vélo vers le rivage, explorer chaque rocher, chaque jetée le rend heureux. Quand Irina ne gagne pas la bibliothèque en scooter, ensemble ils contemplent la mer, balançoire liquide surmontée de petits bateaux blancs qui jouent en sautant d’une vague à l’autre.

Ce soir nous nous retrouvons. Après une journée d’été, nous ne pouvons rester dans la touffeur de l’appartement et nous nous promenons, tous les trois, sur le rivage, enveloppés par la douceur du soir. La nuit s’installe. Raymond nous aiguille vers l’immensité de l’univers. Nous observons les étoiles, jetées au hasard dans le ciel. Il les nomme, les décrit et elles se transforment, vivantes, elles respirent. Irina, sous le charme, est persuadée qu’une étoile un peu à l’écart, d’une légère teinte orangée, la regarde et veut lui parler.

Nous habitons la même ville mais nous voyons surtout dans le groupe de lecture. De ce groupe chaleureux, j’ai reçu plusieurs invitations à dîner, j’ai découvert les intérieurs marseillais par l’entremise du milieu sourd. L’élan littéraire y a faibli et les réunions donnent surtout lieu à des compétitions gastronomiques. Irina ironise sur la future transformation « en club d’œnologues » et, pour l’éviter, suggère un cycle de conférences de philosophie. Le centre culturel qui l’impulse propose une interprétation langue des signes. Chaque séance philosophique se poursuivra par une discussion et un repas du groupe. Je m’inscris dans l’espoir d’ajouter éventuellement quelques paragraphes à mon récit.

Première conférence au centre culturel consacrée à « l’être et l’avoir ». À son issue, les digressions culinaires dominent notre réunion. Raymond, seul, commente le sujet du jour. « Je n’ai pas la surdité ». Ses deux mains centrent l’oreille. Il ne se définit pas par le fardeau extérieure de la déficience auditive à porter. « Je suis sourd de la tête aux pieds ». Ses deux mains mettent en scène l’ensemble de son corps. La surdité fait partie de lui et de son rapport au monde. Les participants ne semblent pas intéressées ou n’ont pas saisi le sens. Moi, je réfléchis à l’évolution de Raymond. De l’étude des propos de Denis à celles de la linguistique puis de la biologie, il s’est forgé une pensée autonome.

La vie avec Irina alimente un débat qui peut devenir vif comme on s’en aperçoit lors de la deuxième conférence sur « le respect de la personne ». Sa préparation fait défaut, malgré des exemples compréhensibles, les liens et les articulations de la pensée de l’orateur demeurent indistincts. Les sourds se fatiguent à appréhender les mots complexes que l’interprète épelle. On aurait pu prévoir un tableau, avec les termes inconnus inscrits que l’interprète n’aurait plus qu’à pointer. À l’issue de la conférence, lors de la réunion du groupe, Irina évoque, comme exemple de respect à promouvoir, l’autonomie de décision des personnes sourdes. Alors que, dit-elle, « La société occidentale n’a qu’une idée en tête, pallier la déficience auditive. Cette bataille divise les rangs du monde des silencieux en ceux qui y arrivent un peu, beaucoup, pas du tout ou, même, à la folie. Cette conception obstrue l’horizon parce que totalitaire, je veux brancher mes appareils quand je le décide et je refuse que l’on ne me voie qu’à travers eux. ».

Le respect pour Raymond correspond à son son vécu bien différent. Sa riposte a un arrière-goût de causticité, rare chez lui. « Dans la forêt, on peut croire les sourds libres et autonomes. En vérité ils vivent comme ils peuvent. Le “respect” est de ne pas s’en occuper. J’aurais aimé que l’on s’occupe un peu plus de moi, voire des sons que j’aurais pu éventuellement entendre ! » Irina s’échauffe contre le corps médical. – Réduire un sourd à un manque d’audition, une erreur fondamentale. Même en cas de succès technique, on le considérera dans de multiples situations comme un sousentendant. On doit respecter tout humain comme une personne à part entière a priori, sans discussion et définitivement. Pourquoi des médecins ne comprennent-ils pas ce principe philosophique ? Ils veulent nous soigner pour nous faire taire ?

Depuis que je fréquente les sourds, j’ai vu de nombreuses attaques contre ma profession. Je me retrouve, moi-même, « abasourdi » par certains de mes collègues. De l’un, je me souviens, invité par une association de sourds, il annonce fièrement « Bientôt la surdité vaincue grâce aux progrès de la génétique ». S’est-il posé la question de ce que cela peut signifier pour les sourds en face de lui ? Leur vie n’est-elle donc pas digne d’être vécue ? Un autre affirme, dans un amphithéâtre universitaire, que les animaux sourds ne pouvaient pas survivre dans la nature. En arguant de tels arguments, les nazis ont stérilisé des milliers de sourds.

Ces opinions apparaissent heureusement très minoritaires parmi les médecins qui ne constituent pas une communauté homogène. Une solide formation humaniste et la dignité de la personne humaine comme sujet d’un examen obligatoire feraient progresser l’ensemble de la profession. Un progrès nécessaire, mais pas suffisant. Les médecins ne se préoccupent ordinairement que des réponses adéquates aux questions qu’on leur demande de traiter. Seuls les esprits rêveurs ont assez de liberté pour envisager l’humanité dans tous ses états. Les étudiants en médecine relèvent d’un apprentissage intensif pour penser critique, puis d’une formation continue pendant toute leur carrière alternant des stages de rêve et de réflexion active ! Plus le potentiel technologique s’accroît, plus l’espace consacré à la rêverie doit s’étendre !

Je suspends le temps de divaguer sur les médecins rêveurs, les plats et les boissons arrivent. Je m’assieds à côté de Raymond sur un banc. Irina, le visage tendu, se rapproche.
– Pour penser en dehors des règles je possède quelques compétences, mais aucune en politique, à la différence de toi Raymond.
– Tu te trompes. Le rôle d’un politique, prévenir l’avenir, moi je n’y vois pas grand-chose !
– Je désire ne savoir qu’une seule chose.
– ?.
– Si mon conte de fées avec Raymond demeurera éternel…
Au milieu des éclats de rire je plaisante en les avertissant du risque de l’égoïsme total et de l’injustice portés par l’amour. Je ne les définis pas couple de sourds, mais couple de rêveurs, plutôt un compliment pour moi. Ils vivent une période de belle harmonie. Raymond porte sa sérénité contagieuse et les tourments ne traversent plus le visage d’Irina. Les livres la passionnent toujours autant, mais ne lui servent plus de refuge dans un univers hostile. Elle a d’autres ponts d’appui. Depuis six mois, son nouveau travail d’aide-éducatrice dans une classe d’enfants quatre jours par semaine contribue à l’apaiser. Sa journée passe en un éclair, dit-elle. Elle voit les yeux des petits qui pétillent quand elle leur raconte des histoires, leurs gestes qui se délient lors des poèmes en langue des signes. Elle s’adonne à son travail sans pause et la fin de classe la prend toujours par surprise. La mélancolie l’a abandonnée.

La conférence suivante, la colère nous unifie. Les bonnes paroles « Changer le regard sur le handicap » se déversent pendant une heure, sans apporter d’exemples ou de mesures concrètes. Un participant, dès l’ouverture du débat, propose. « À l’Université de Lettres, vous mettez un professeur sourd. À l’hôpital, une infirmière sourde signeuse en blouse blanche, vous verrez le regard changer radicalement, dans les minutes qui suivent ». Une rafale de mains se lève, annonçant une avalanche de signes forts.
– Pour changer le regard, encore faut-il en avoir un. Notre invisibilité nous la vivons tous les jours, nous les personnes en marge, les handicapés. Pourquoi ? Notre étrangeté silencieuse vous fait-elle peur ?

Mes deux amis interviennent, un coup de poing de Irina suivi d’un conseil très politique de Raymond.
– Les officiels se félicitent quand ils octroient des financements à « notre prise en charge ». Vous ne voyez qu’un poids, un fardeau et vous n’attendez rien de nous, voilà le problème. L’intégration se mesure à ce que la société veut bien accueillir.
Qu’acceptez-vous des Roms ? Qu’avez-vous accepté des silencieux ? Notre plus beau cadeau, la langue des signes, victime de censure pendant cent ans !
– Face aux menaces sur le climat, les épidémies, en passant par les guerres et les agressions, la société s’affaiblit si elle se replie sur ses peurs. En prenant en compte les gens en marge, elle s’approprie sens et cohésion. La diversité renforce.
La tribune des organisateurs doit juger irrévérencieuses les interpellations. C’est leur droit. Mais ils préfèrent les nier plutôt que d’y répondre. Une mutité méprisante.

Nous nous retrouvons, le soir, dans l’appartement d’une sourde, révoltés et un peu découragés. Sans interlocuteurs, les sourds sont condamnés au dialogue entre sourds. L’humour de Raymond aide à surmonter les frustrations. « Nous voulions l’interprétation des conférences. Nous avons gagné. Grâce à l’accessibilité, nous pouvons tout entendre, même les âneries. Voyons-le comme un progrès ».

Le mistral ne souffle plus. Les nuages n’encombrent plus le bleu du ciel de Provence, intense et lumineux. Avec le vent violent qui soufflait hier, je n’ai pu enfourcher mon vélo pour me rendre au centre-ville. Aujourd’hui, je peux me dispenser de prendre le bus. L’aberration des transports en commun me fait pester surtout depuis que j’ai vu l’urbanisme novateur de Medellin où des transports ultra-modernes désenclavent les quartiers autrefois bastions de la drogue. Ici tout l’inverse, les deux lignes de métro doublées d’un nouveau tramway ne desservent que le centre-ville. Pendant que Irina et Raymond ne peuvent quitter leur petite colline que par un bus aléatoire, toujours lent, souvent sale, jamais à l’heure. Ce soir, grillades en bord de mer du groupe de lecture, rendez-vous est pris à l’hôpital pour un covoiturage. J’aime cet itinéraire à vélo. La pinède où la brise amène l’odeur de la mer, ensuite une longue montée avec au bout, une vue sur toute la rade. Puis trajet prudent jusqu’à l’hôpital, les automobilistes sont excités, quelques mètres de libres, ils accélèrent comme des fous.

J’attends Raymond à la cafétéria suivant les injonctions de son texto : Table, tasse dessus. Notre blague habituelle d’écrire le français avec la syntaxe de la langue des signes. Pour les sourds, l’apprentissage du français oral résume leur scolarité et entraîne un double échec. Le français reste une langue étrangère et ils ne connaissent pas la grammaire de la langue des signes. Ce que l’enseignement officiel du français n’a pas réalisé, internet et les textos le réussiront-ils ? Avec leur usage quotidien, les sourds démasquent un à un les pièges de l’écrit et quelques-uns parviennent à en jouer. Raymond s’en amuse avec gourmandise.

Je l’aperçois à l’autre bout du hall, il attend l’ascenseur, accompagnant d’une patiente en fauteuil roulant. Je l’observe. Tandis qu’il écoute la femme, on imagine qu’il la prend délicatement dans ses bras et quand il la replace confortablement sur son fauteuil, on croit qu’il converse avec elle. Il fait de la patiente l’acteur central de la scène. Le jour où je lui ai dit mon étonnement devant sa belle empathie avec les malades, il a plaisanté « je n’ai pas bien assimilé le cours sur la “bonne distance” professionnelle ». Comment décrire sa fonction d’intermédiateur ? Aux sourds, il reformule le discours médical en images de la langue des signes. Aux soignants, il explique la culture sourde, la bonne disposition spatiale en consultation pour que la communication circule entre le sourd, l’interprète, le médecin. Les sourds le réclament et plusieurs médecins refusent de consulter en son absence.

Raymond termine. Il court, se change, se lave les mains. Une soirée d’été à ne pas remettre aux « calanques » grecques. Une autre source de plaisanterie fréquente : les confusions provoquée par des mots mal lus sur les lèvres. Par exemple souhaiter la bonne année avec les deux mains qui simulent les cornes de vaches sur le front : meilleurs « veaux ».

Le barbecue des lecteurs s’annonce bien. Je plonge dans l’air doux et atteins le miroir des rochers que la mer reflète, je traverse la calanque d’eau fraîche et reviens essoufflé m’allonger sur la plage, les paupières fermées sous le soleil couchant, dans une plénitude de sable et de sel. Raymond enchaîne brasses et mouvements sur le dos, il flotte et nage longuement avant de nous rejoindre. Les participants arrivent seuls ou en groupe. La pastissade commence. Nous partageons les plats, en discutant de la suite du cycle de nos conférences. Nous avons envie de lire ensemble un auteur.

Lequel choisir ? La retraitée a un nom bien précis en tête. Elle appartient à la petite minorité de sa génération qui a pu étudier au lycée. Du territoire français dix par an arrivaient au baccalauréat, alors que, rapporté au nombre de sourds, on aurait pu en attendre deux cent cinquante. Plusieurs matières se révélaient complexes pour ces jeunes lycéens, particulièrement la littérature française. De ces efforts laborieux pour aborder les livres du programme scolaire, se distingue le plaisir à lire les romans d’un écrivain, Albert Camus. La puissance des images qu’ils y ont découvertes les a marqués. Lorsque notre amie évoque son nom, plusieurs convives autour du feu savent déjà que le romancier vécut entouré d’une mère et d’un oncle sourds, la curiosité allume sa petite flamme dans nos cerveaux. Une enfance à écouter ce qui se dit quand existe une peine à le dire, est-ce sans conséquence dans une écriture future ? Un lien existe-t-il entre une mère pauvre qui lit uniquement sur les lèvres et l’œuvre du grand écrivain ? Cette hypothèse, un brin saugrenu, nous motive. Nous allons lire collectivement des textes de Albert Camus.


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