Émancipation
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Révolte des sourds qui, face au sida, réclament le pouvoir de leur langue.
La révolte couvait. Elle éclate, lors d’une réunion nationale des écoles spécialisées sur le thème de la prévention sida. Les jeunes sont exaspérés. Ils ont enterré Denis. Ils refusent que des responsables de l’éducation parlent pour eux. Leur colère se transforme en rage. Ils hurlent, se lèvent, des brochures volent. Dans un bruit — assourdissant ! – de sifflets, ils quittent la salle. Les sifflets des sourds parviennent au ministère qui les reçoit officiellement le mois suivant.
Tour de présentation traduit par un interprète.
– 44.
– Vous vous appelez 44 ??
– C’était mon numéro de lingerie à l’internat.
Le deuxième participant ; d’un long mouvement vertical sa main gauche en crochet s’éloigne de la main droite, elle aussi sous forme de crochet.
– Michel
– Ce signe veut dire Michel ??
– Mon prénom à l’état civil, Michel. On m’appelle par mon signe visuel. Vous remarquez ma taille ? Grand, cela me caractérise.
– Êtes-vous gêné d’avoir un signe qui correspond à votre physique ?
(Grand) plaisante : – J’aurais pu m’appeler (Tête ronde), ou (Gros) si cela avait été le cas.
Pas de souci.
Raymond, tout sourire, encercle son crâne.
– Petit j’avais une coupe afro. Mes cheveux ont raccourci, mais je garde mon signe.
Le haut fonctionnaire résume le contexte de la réunion. Au début des années 80, aucun médicament n’étant disponible, l’accent est donc porté sur les comportements, la réduction des risques, l’utilisation du préservatif. Dans un deuxième temps, le sida a soulevé les voiles qui couvrent pudiquement les insuffisances et les inégalités des services médicaux et sociaux, l’indifférence dans laquelle sont tenus certains groupes. Et de manière quelque peu inattendue, les responsables se sont mis à parler le langage des Droits. Malheureusement cela ce ne concerne pas — encore — les sourds, personne n’a donné l’alerte sur leur situation particulière.
Bruno intervient à sa façon, provocation teintée d’humour ou bien de l’humour avec un parfum de provocation. « Les entendants ont le regard obnubilé par l’oreille des sourds ». Ses deux mains encadrent l’oreille. « Que les sourds courent le risque d’une contamination ils n’arrivent pas à le croire, car l’idée qu’ils aient une vie sexuelle... ». Ses deux mains se mettent au niveau de son sexe et provoquent les rires des sourds.
Le responsable rougit légèrement et conclut :
– L’épidémie progresse et les traitements efficaces ne sont qu’un espoir. Préparons tout de suite un programme de prévention et d’accès aux soins.
Raymond propose que des soignants signeurs, dont moi, participent à la prochaine réunion. Deux sourds s’y opposent violemment. « Les entendants vont encore passer devant nous ». Un sociologue de mon université me rapporte que dans les émeutes des noirs américains, les premières personnes attaquées étaient parfois les plus proches de la communauté noire, des éducateurs, des professeurs qui les aidaient. Un classique dans les révoltes des groupes discriminés, un peu de recul sociologique aide à prendre de la distance avec certaines attaques !
Hormis les deux sourds, les autres préfèrent la participation de professionnels amis. Le jour venu se tient la rencontre improbable entre les jeunes en jeans, bouillonnant de colère et le responsable du ministère, au costume bien coupé, courtois en toutes circonstances. Les protestations des sourds fusent, s’embrouillent. Un fonctionnaire prend la parole. « J’ai beaucoup de respect pour la souffrance des sourds ». Raymond me jette un regard qui signifie : attendons la suite ! « Aucun grand nom de la médecine n’a pris la plume pour nous alerter sur vos difficultés particulières. Aucun directeur d’hôpital n’en fait état ». Les témoignages de sourds isolés, mal soignés, anecdotes sans importance de personnes sans crédibilité ne remplacent pas les experts officiels de la surdité, devenus subitement muets.
Pendant la pause je retrouve le fonctionnaire qui réclamait des « preuves » sur les difficultés d’accès aux soins. Il me parle de la « violence » des militants sourds, argumentaire habituel des médecins de l’oreille. Son insistance m’étonne. Les faits sont ridiculement ténus, pour conquérir leur liberté les sourds ne grillent pas de Bastille et ne lancent pas des pavés. Ce haut fonctionnaire ne reproduit pas uniquement des éléments de langage, il a un fond de sincérité, fait d’une peur réelle.
Terreur face à des personnes qui ne peuvent être l’écho de sa parole ? Angoisse d’une expression corporelle incompréhensible ? Le sociologue dit que la surdité provoque des réactions archaïques. Si ce n’est pas cela que vit le fonctionnaire du ministère, on n’en est pas loin.
La réunion reprend, de plus en plus houleuse, confuse. Brutalement, le responsable qui préside se décompose, sans raison apparente. L’assemblée se termine dans la frustration. Le soir, rendez-vous de la bande chez Raymond, son deux pièces pauvre en meubles et riche en humidité dont la situation au centre de Paris l’a désigné comme quartier général. – Pourquoi le fonctionnaire a-t-il pâli ? Qui parlait à ce moment-là ? Raymond se tourne vers moi. – Toi, qui disais que lorsque tu annonces à un sourd qu’il est séropositif, dans la même consultation, tu lui apprends l’existence du sida. Le haut responsable a saisi l’enjeu, bien avant nous. La relation médecin malade n’est plus seule en cause, elle éclaire la responsabilité de l’État. La sécurité sanitaire doit s’étendre à toute la population, y compris aux petites minorités marginales, dont les sourds. La mise en place d’une consultation officielle en langue des signes devient à l’ordre du jour.
Début janvier. Une permanence médico-sociale expérimentale voit le jour. La modestie des moyens contraste avec son retentissement. Les patients viennent de tous horizons, informés par le tam-tam sourd. Sans cesse l’émoi surgit, à la vue d’un homme de cinquante ans bouleversé car pour la première fois il consulte un médecin sans intermédiaire ou d’une femme de quarante ans qui bénéficie de son premier examen gynécologique. De nouveaux sourds entrent en scène, plus expérimentés. Jusque-là observateurs, ils regardaient avec sympathie, mais à distance les actions des jeunes activistes. Ils ont la cinquantaine et leur première colère date du Réveil Sourd. Ils saisissent cette possibilité inespérée d’un accès aux soins. Ils organisent la salle d’attente, là où les murmures des petits gestes, même à plusieurs mètres, sont des cris compréhensibles par chaque personne présente. Ils imposent le respect de la confidentialité en expliquant aux consultants de ne pas demander à celui que l’on croise le motif de sa consultation. Ceux qui se fréquentent depuis l’enfance ne changent pas spontanément de comportement.
À l’inverse, l’étonnement teinté de fierté de voir la langue des signes pratiquée par des « blouses blanches » se convertit en quelques mouvements de main, en exigence d’avoir, à tout moment, un interprète ou un soignant bilingue à sa disposition. Un nouveau droit, considéré comme un acquis normal, marque une victoire, et une responsabilité. Raymond endosse cette dernière et à quelques-uns nous devenons des négociateurs financiers. Les responsables administratifs nous demandent d’évaluer la fréquentation future de la consultation et ses besoins. Sur quoi nous baser ? La problématique, cruciale en elle-même, nécessite-t-elle de gonfler les chiffres pour donner plus de poids à notre argumentation ? Denis s’y serait opposé.
En priorité dignité, dignité encore, dignité toujours. Nous nous sentons ignorants avec la sensation de manquer du sérieux que donne l’alignement de petits chiffres solides suivi du signe rassurant du pourcentage. Par peur du ridicule, j’avance, un peu honteusement, un chiffre deux fois supérieur à celui envisagé dans notre évaluation interne : deux cents personnes dans les prochaines années. Cinq ans après, deux mille sont venues consulter. Une bonne leçon que cette sous-estimation. Ceux qui ont des motivations généreuses ont tendance à intégrer les arguments adverses et réduisent leurs revendications. Les sourds forment une population si mal connue que même eux et leurs proches ne savent pas quantifier leurs besoins. Pour les évaluer correctement, il faut commencer à les satisfaire.
Raymond devient moins présent dans mes notes. En raison d’ennui de logement. Une nuit il est réveillé en sursaut, une masse de plâtre et de gravats s’est effondrée sur lui. Sans lumière il sort de son appartement à tâtons. Il se trouve nez à nez avec les lampes de voisins éberlués, car ils étaient persuadés que personne ne restait dans l’appartement. Qui aurait pu ne pas réagir aux coups des pompiers sur sa porte ?! Une fuite d’eau deux étages plus hauts s’est répandue, minant les plâtres, coupant l’électricité. Un sourd en fermant les yeux débranche son meilleur système de sécurité et selon l’expression consacrée, il dort sur ses deux oreilles.
L’immeuble déjà à la limite de la salubrité, définitivement muré, Raymond déménage en banlieue. Finis nos rendez-vous au restaurant, finies les réunions dans son appartement. Le nombre de participants avait commencé à baisser, l’implication professionnelle de ceux qui animent la permanence devenue trop envahissante pour un groupe de bénévoles.
Une controverse ramène Raymond dans l’action. Traditionnellement, seuls les entendant deviennent professionnels. Refusant de briser la dynamique qui pousse la porte de l’hôpital, une assistante sociale magnifique de détermination et les autres entendants du groupe refusent d’être salariés sans le recrutement d’un sourd. Jusqu’à cette date, à l’hôpital, aucun sourd ne peut exercer un emploi de soignant en contact avec le public. Une dérogation ministérielle nécessaire sera accordée et le poste créé.
Comment oublier ce lundi matin ? Les trois premiers membres de l’équipe et quelques sourds, dont Raymond, émus, attendent la nouvelle salariée, la première sourde affectée officiellement à l’accès aux soins. Appel du médecin de travail : – Je ne peux pas signer le certificat d’aptitude, car cette personne est atteinte de surdité. – Cette personne compétente pour le poste doit être embauchée parce qu’elle est sourde. Dialogue de sourds entre entendants. Comment faire prendre conscience, en quelques secondes, au médecin du travail de la facilité de dire la santé en signes puisque le personnel privilégie lui-même cette langue, pour penser et s’exprimer ? Dernière mobilisation, derniers efforts de conviction auprès du cabinet du ministre, du directeur de l’hôpital, de la médecine du travail. Les verrous présents à chaque étape, jusqu’à l’ultime instant, ont cédé, une porte s’entrebâille.
Le ciel nocturne d’Amazonie scintille d’étoiles qui tracent le labyrinthe des galaxies. Je cherche l’endormissement. Mes pores s’élargissent, mais ils n’ont rien à absorber. Aucun souffle d’air ne m’apaise dans cette nuit chaude et humide. J’écoute mon corps. Les contractions involontaires d’un muscle, les battements d’une veine, je ferme les yeux. Peine perdue, la chaleur est insupportable. Je préfère me relever et achever le récit. Avec l’ouverture de la consultation parisienne, se met en place un groupe de recherche d’une douzaine de personnes. La recherche présente l’originalité d’avoir ses entretiens de recherche effectués par des enquêteurs sourds. Les conclusions retenues trois ans plus tard par la ministre définiront les principes de fonctionnement des unités qui vont éclore dans toute la France. Une démarche citoyenne devient une politique réglementaire.
Le groupe initial se dissout doucement en même temps que l’ambiance survoltée du mouvement sida. Des traitements efficaces surviennent enfin. L’espoir pour de nombreux séropositifs de voir le nouveau millénaire se profile. Nos vies prennent des cours différents. L’accès aux soins qui s’enracine accapare tout mon temps. Le travail soignant s’intensifie, se diversifie, se réglemente. De nouveaux métiers attirent motivations et ambitions. Des financements entraînent des rivalités, et quelques profiteurs.
Raymond travaille toujours à l’imprimerie. Il étudie et lit sans relâche, dans l’ambition de devenir soignant. Après l’enseignement de la langue des signes, l’Histoire, Raymond aborde désormais le domaine de la santé, de la même manière absolue. Il avance marche à marche et ne se disperse pas dans diverses directions. Le sprint de l’ouverture d’une consultation pilote s’achève mais se prolonge en un marathon interminable afin d’éviter que les financements obtenus ne soient pas détournés et que les postes créés soient réellement pourvus, curieusement ceux dédiés aux professionnels sourds.
Comment préserver notre énergie initiale ? Mon amitié avec Raymond devient un bon antidote contre l’usure. Bien sûr je le soutiens dans ses études de biologie ou de thérapeutique et surtout nous commentons ses découvertes du milieu hospitalier. Dès les premiers stages de sa formation, des phrases comme « le patient au centre de l’hôpital » alors que dans les réunions d’équipe, les impératifs économiques monopolisent les ordres du jour lui donnent une assez bonne définition de ce que l’on nomme le double langage. Nous évoquons l’héritage de Denis, ses maximes « la langue c’est le pouvoir » ou « Dans toute problématique, chercher qui a le pouvoir » s’appliquent à ce que nous voyons se dérouler.
Avant la création de la consultation pilote, le droit formel au recours à un interprète n’était pas utilisé. Les soignants refusaient la présence d’une tierce personne et préféraient rester dans le confort de leur langue. Maintenant les consultants viennent dans le service, généralement de loin. Ils savent que la langue des signes y est en usage tous les jours et qu’ils auront le choix de la langue en consultation. Le pouvoir du choix.
En racontant notre histoire, il me saute aux yeux que les vies professionnelle et personnelle se sont confondues. Beaucoup trop. La lassitude s’installait et lorsque Raymond me propose d’aller découvrir sa forêt, son oncle, ses amis en Amazonie, je suis ravi d’une pause. La prise de recul de l’écriture, celle des fragments de la jeunesse de Benoît, de l’enfance de Raymond, de notre histoire commune, de son parcours de volontaire de Aides à soignant signeur, me motive. Je l’achève en Guyane le dernier jour du séjour et je me promets de tenir un journal dès que l’occasion se présentera pour continuer l’histoire de mon ami.
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