Denis
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Cinquième épisode du roman de Jean Dagron "la voix du fleuve"
Une chapelle, des bâtiments anciens, des cours pavées alternent avec l’architecture contemporaine. Une vraie ville, cet hôpital. Nous suivons scrupuleusement la ligne jaune tracée au sol qui devrait nous emmener dans le service où Denis séjourne.
Raymond commente le monde hospitalier, l’odeur particulière, mélange d’eau de toilette et de désinfectant, le blanc envahissant des murs aux blouses. Dans un long couloir, des ampoules rouges rappellent que derrière ces portes, des malades doivent s’impatienter. Le va-et-vient des infirmières, de jeunes médecins le stéthoscope autour du cou. On entrevoit des salles de soins ou des malades allongés.
Nous comptons. Chambre 42. Alors que je m’apprête à frapper à la porte, Raymond me sourit. Denis n’entendra pas.
Il nous attend assis dans son fauteuil, une perfusion au bras, un livre sur les genoux. Nous nous installons. Denis cherche une conversation loin des murs de l’hôpital. Raymond raconte la forêt, les fleuves, son oncle. À son tour, Denis dépeint sa vie.
– Je ne me suis pas construit en attrapant du poisson ou déterrant des racines, mais en menant trois combats différents. Le premier adolescent, pour faire accepter ma surdité après le vol de mon enfance. La culpabilité de ma mère, d’avoir donné naissance au seul sourd connu dans les lignées paternelles et maternelles, la paralysait face à l’idéologie de mon père. Lui, il emboîtait le pas à Graham Bell qui au nom du bien des sourds s’employait à les éliminer. Mon deuxième combat, adulte, pour affirmer mon homosexualité. J’avais déjà remarqué la fréquence, en France, de l’homosexualité chez les sourds comme chez les sourdes. Certains artistes osèrent l’afficher publiquement après le Réveil des années 70. Le théâtre, constituant le fer de lance de la communauté, des homosexuels se retrouvèrent aux avant-postes.
– Le troisième combat je le livre tous les jours. Le sida nous foudroie, nous sommes parmi les premiers contaminés alors que le deuxième combat se poursuit.
Hier, mon père est venu avec ma sœur. Quinze ans sans le voir. Il m’avait chassé de la maison à dix-huit ans. Déjà, il ne supportait pas que je fréquente le milieu signeur. La rupture devint complète vers vingt-cinq ans quand il a su mon homosexualité. Sourd et homo, vous comprenez, c’est trop. Et se tournant vers Raymond. « Un rejet raciste, tu l’as subi, toi aussi concrètement, pour la couleur de ta peau ? ». Raymond
répond, il n’a pas connu de refus franc et direct mais il a senti des attitudes plus sournoises. Il nous joue une mise en situation. On le laisse attendre des heures dans des salles crasseuses et sans joie, au bon vouloir d’employés muets. Il en arrive à se demander si le fait d’être sourd et noir n’y contribue pas... un peu. Il ne lit pas sur les lèvres « Va-t’en le nègre ! », mais il a l’impression que certains le pensent très fort ! Il conclut dans un grand sourire. « Les sourds sont paranos, c’est bien connu ».
Denis poursuit la plaisanterie. – La parano c’est à cause du manque de cellules ciliées de la cochlée. D’ailleurs un entendant, s’il ne comprend pas la langue utilisée autour de lui, n’a pas tendance à le devenir, même un petit peu. C’est bien connu ! Plus sérieusement, les sourds réagissent comme la population générale. Vous avez vu au rassemblement du métro, leur comportement ? « Le sida vient des entendants ! » Toujours le rejet de l’autre. Le racisme renaît en permanence, des banquiers aux marginaux. Et, je le suppose dans tous les pays et tous les continents.
C’est humain ! Raymond exprime à son tour, sous son calme habituel, une conviction profonde. – L’humanité entrera dans l’Histoire, lorsqu’elle sera unifiée et que l’idée de race n’effleurera plus personne. Au stade préhistorique dans lequel nous vivons, les hommes ne savent pas encore surmonter les peurs nées de la différence. Comment faire pour dépasser le racisme ? Les belles paroles ne suffisent pas. Le « tous frères » donne bonne conscience et n’a pas grande efficacité. Chacun doit trouver son compte dans la rencontre avec un autrui différent. Les sourds ont intérêt à au plus vite des moyens de protection. Les défenseurs les plus acharnés de la langue des signes doivent multiplier les contacts avec des acteurs de la santé même s’ils sont des entendants qui ne comprennent rien à la cause sourde. Denis, nous devons te remercier de ton intervention à la réunion dans le métro. Les associations contre le sida conduisent une lutte formidable et nous devons les aider, eux, ces combattants de notre époque.
– Oui, ils donnent du courage, mais je ne fais pas office de meneur héroïque. L’autre soir, j’ai voulu provoquer une prise de conscience. Dans ma vie privée, je ne me conduis pas en militant intransigeant, je compose, je me tais. Denis est ému. Au bout de plusieurs secondes, ses mains se lèvent. Lui qui a des gestes secs, un peu saccadés, se met à signer lentement. Il est ému. – Mon père adhère au Front National. Vous, les connaissez, vous, concrètement, les membres de ce parti ? Ils exacerbent les rejets, les haines de l’étranger. S’ils prennent un quelconque pouvoir, ils feront le vide de tout ce qui ne leur obéit pas. Mon père se conduit en fanatique totalitaire, comme les autres mais hier, j’ai vu pour la première fois une fêlure. Denis s’arrête et reprend, il cherche ses signes. « Rejeter son seul fils, une attitude guère tenable. Dans la chambre, nous avons croisé longuement nos regards, des larmes ont brouillé le mien. En partant, il m’a embrassé, je n’avais aucun souvenir qu’un jour il m’a embrassé ». Nous restons silencieux. Je ne vois plus le blanc des murs et ne ressens plus l’odeur de l’hôpital. L’émotion a pris le contrôle de toutes mes perceptions.
La porte s’ouvre sur une infirmière qui apporte les médicaments. Denis s’étonne, car il ne reçoit pas de traitement à cette heure-là. L’infirmière lui lance une phrase et ressort, pressée. – Sur sa bouche j’ai cru discerner que le médecin me l’avait dit ce matin. – Oui. Elle a dit cela. – Le médecin je ne comprends pas ce qu’il dit. C’est ma faute, je suis sourd ! – Tous les patients se plaignent du jargon médical qui ne sert qu’à protéger les médecins. – Je ne sais pas dans quelles circonstances les soignants vérifient la bonne compréhension des entendants. Pour moi ils s’en soucient uniquement quand ils ne peuvent pas pratiquer un acte technique comme ils le souhaiteraient. Ce matin le manipulateur radio ignorait comment me prévenir du moment où je devais bloquer ma respiration. Pour une fois, la communication constitua une préoccupation. Dans toutes les autres situations, mon information, personne ne s’en soucie. Je suis obligé d’attendre le soir la venue d’une copine interprète pour connaître mes soins. Alors le reste, les explications sur le mécanisme des maladies, les complications possibles, les différentes thérapeutiques envisageables se chronicisent en chimère. – Dans ce service de pointe, une compétence existe pour les pathologies graves. Tu pourrais y trouver de l’aide. – Il y a des psychologues, des groupes de parole pour une partie des hospitalisés. Parler de la vie, de la douleur j’aimerais bien, moi aussi. Encore une belle illusion, l’hôpital ne se préoccupe pas de ceux qui communiquent autrement. Avec les professionnels, je ne peux pas. Avec ma famille, je ne peux pas. Avec ma maladie seulement, le tête-à-tête est possible.
Raymond loue une chambre assez minable dans un des immeubles vétustes de plus en plus rares du centre de la capitale. Dans le coin-cuisine, il a déposé une caisse de légumes et racines divers d’origine équatoriale pour confectionner ses repas. Il vit seul. Il a parfois des relations avec une sourde ou une jeune interprète. Il ne s’en cache pas, mais il ne conçoit ces relations affectives que passagères. Cela ne donne pas lieu à de longues discussions, d’ailleurs nous sommes emportés dans une activité frénétique qui accapare toute notre énergie.
Denis a provoqué une secousse qui se propage et incite Raymond à s’engager totalement dans la lutte contre l’épidémie. Pendant plusieurs mois, je l’accompagne d’une réunion à l’autre, d’un groupe à l’autre. Nous croisons les mêmes personnes, dont notre copain camerounais Albert. Ce dernier, hétérosexuel, milite activement à Act-Up une association qui proclame la « fierté homosexuelle ». Les modes d’action spectaculaires de ces militants l’attirent. Ils parcourent les rues, envahissent les estrades, se réclamant des minorités discriminées. Le sigle de Act-Up, un triangle, établit une filiation entre la barbarie nazie anti-homosexuel et l’indifférence actuelle du pouvoir politique devant leurs morts. Le symbole est brutal. Le triangle apparaît dans des publications sourdes. Parmi ceux qui se rassemblent dans le combat contre les discriminations, les chemins pour les abolir divergent. Albert favorise la défense identitaire, que le drapeau soit séropositif, sourd ou homosexuel. Raymond refuse toute mobilisation dans un cadre identitaire rigide et permanent. À chacun la liberté de privilégier ou non une appartenance identitaire et, s’il la revendique, de choisir le moment propice où il le fait. Il préfère s’engager à Aides dans le soutien concret à la vie des personnes contaminées.
J’adhère à la démarche de mon ami. J’en comprends les raisons à la relecture de mon carnet à prétention sociologique. Il rapporte les plans et les démonstrations, qui séduisaient et accaparaient les débats, ils sont restés des bavardages. L’important, je le ressentais confusément déjà à l’époque, mais je le notais à peine, au détour d’une phrase, caché derrière un détail, l’important se passe en silence. Denis m’en a entrouvert la porte quelques instants. Sa pudeur ne voulait pas que l’on s’attarde sur son intimité, cela n’a pas donné lieu à des mots.
Raymond me l’a fait toucher du doigt dans la forêt amazonienne. Si je tente de le résumer, la phrase devient emphatique, mais essayons malgré tout. Devant la violence de la bêtise ou de la nature, la fraternité humaine, muette, transmet une énergie vitale. L’important a l’air de résider dans ces parages.
Quoi qu’il en soit, sans pouvoir en expliquer les raisons à ce moment-là, je continue en confiance avec Raymond. Il organise sa première initiative publique, un débat devant une assemblée modeste. Je note la première protestation. – Je suis allé à une conférence. L’interprète traduisait un médecin. On n’a pas compris grand-chose. Une injustice pour les interprètes. Passerelle entre les deux mondes, tenus professionnellement à ne pas sortir des intentions et des propos de ceux qu’ils traduisent, ils ne sont pas responsables de l’aveuglement de médecins incapables de voir l’incompréhension de leur public.
– Les conférences de Bruno claires et de plus amusantes. Bruno, fondateur du groupe est présent. Grand, avec de larges gestes élégants il signe : – Dans l’association, je me retrouve souvent seul au milieu des entendants et, malgré cela, toujours à l’aise dans mon identité de sourd signeur. Car un même objectif nous unit. Raymond sourit, en harmonie avec cette attitude qui au lieu de se recroqueviller dans l’entre-soi, s’affirme positivement dans une lutte commune.
Une personne devant moi se lève, il hésite et se décide à rejoindre l’estrade. Il aurait préféré s’exprimer depuis sa chaise. Les nécessités d’une prise de parole visuelle, compréhensible par tous, obligent à s’exposer face à toute une l’assemblée. – Je suis séropositif. Si je consulte un médecin seul, je ne comprends rien. Si je consulte avec ma mère, comme je le faisais avant, elle comprend ce que je n’ai pas envie qu’elle sache. Donc je ne consulte pas. Une injustice invisible. Cette inégalité face à la maladie devient le détonateur de la révolte des jeunes. Personne ne la dénonçait publiquement jusque-là.
La confidentialité, obstacle des sourds séropositifs aux soins, j’en recueille la preuve moi-même dans la tournée d’information des institutions que j’entreprends. La direction de la première école contactée refuse qu’un volontaire sourd m’accompagne, ni même que j’utilise quelques signes. Malgré ces conditions stupides, je m’y rends. À la fin de la séance, un adolescent me prend à part. – Ma séropositivité, je n’en ai parlé à personne. Qu’est-ce que je peux faire ? La rumeur qu’un médecin s’occupant du sida connaît — un peu — les signes circule. Dans la consultation que j’effectue dans un hôpital éloigné de Paris se présente un sourd parisien. Puis un deuxième, un troisième.
L’état de Denis se dégrade brutalement. Ses yeux atteints. Il ne lit plus sur les lèvres et la langue des signes doit s’adapter, plus lente. Bientôt, trop fatigué il préfère poser une main sur chaque avant-bras de son interlocuteur pour suivre les signes. Le contact entre les amis va se maintenir jusqu’à la fin. Il touche les mains de Raymond, il lui parle. Puis les miennes. – La langue des signes à l’hôpital, enfin la vie possible pour nous. J’ai espoir. Un souffle est transmis. Ma main le reçoit et le garde en mémoire.
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