Le sida, une maladie d’entendants ?
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Quatrième épisode du livre de Jean Dagron "la voix du fleuve"
Dans le brouhaha de la fin de réunion, j’échange quelques signes avec Raymond et nous convenons de nous revoir.
Pour nous contacter, nous avons le fax de son restaurant ou le minitel de son copain Albert. Moi j’ai les deux à la maison. Le premier message de Raymond me laisse pantois. Mardi apporter quelques mets et quelques boissons pour éviter notre faim. J’en déduis que Raymond s’inspire d’expressions tirées de livres sans savoir leur utilisation ordinaire.
Nous nous retrouvons dans le minuscule appartement d’Albert, dans une banlieue le long de la Marne. L’ameublement sommaire, sur une étagère quelques livres, des ouvrages de linguistique, Albert participe à un groupe de travail de l’Université de Saint-Denis. Il veut obtenir un diplôme de professeur de langue des signes et il donne déjà des cours dans une association. Raymond et lui se passionnent de linguistique. Je suis très loin de leur niveau, j’en ai la confirmation quand j’exprime ma surprise de l’écriture ampoulée de Raymond. Que ce soit la peur de vexer ou mon bas niveau de signeur ou bien le mélange des deux, le résultat est catastrophique. J’ai conscience que personne ne me comprend, je multiplie les signes anarchiquement, à en perdre le souffle. Dans la réponse d’Albert, je ne reconnais pas ma question mais un cours de syntaxe. Sur mon carnet j’écris malentendus !
– En langue des signes m’explique Albert on indique la durée sur une ligne du temps dans l’espace. En français le temps repose sur la conjugaison des verbes dont j’ai bien du mal à mémoriser les tables. Cela demeure abstrait et en cas de doute, je laisse le verbe à l’infinitif et indique le temps par des : demain ou après ou.. Raymond lui aussi se heurte à ces différences entre les deux langues.
– Quand deux actions se succèdent, la langue des signes suit une logique temporelle. Exemple : (petit déjeuner) (fini) (nous) (se promener). Un sourd doit faire un effort pour comprendre le français. Lisez cette phrase. Raymond écrit nous irons nous promener après le petit déjeuner. La langue des signes respecte la chronologie sous peine de confusion. Le français, lui, prend ses aises avec le monde concret.
Ces comparaisons me stimulent. J’imagine les langues comme des filets jetés sur le monde, le réel qu’elles décrivent dépend de la taille des mailles. Une logique visuelle fait signer (la table) (dessus) (les fleurs). Dans la vie, chacun prend en compte la force de gravité et ne va pas bousculer la table pour éviter de renverser les fleurs. Quand on dessine, on commence par la table. Mais le français écrit peut mettre les objets en apesanteur en les plaçant en début de phrase sans avoir précisé leur support. Les fleurs sont sur la table. Avec de tels professeurs, chaque leçon donne l’impression de gagner — un peu — en intelligence. En signant, je prends en moins d’une année d’autres habitudes syntaxiques. Je place correctement le contenant avant le contenu (la boîte) (la chaussure) (dedans) ou bien ce qui se voit en premier (l’arbre) puis (le garçon) au lieu de le garçon est derrière l’arbre du français. Je n’ai pas le courage de redire mon étonnement à la lecture des phrases littéraires de Raymond pour la prise de rendez-vous. La peur de vexer gêne la franchise.
Raymond, bien loin de mes pudeurs, requiert mon avis sur la formulation des lettres qu’il adresse aux administrations ou aux employeurs. Heureusement, dans la correspondance avec ses amis, il continue à laisser libre cours à la création lexicale suscitée par ses lectures. Quel régal de lire : Je suis en retard comme la tortue, mais j’y arriverai en dépassant le lièvre pour un rendez-vous le soir à l’heure où le chien devient loup avant un repas où il va sentir l’aspect gourmand de la tarte. Durant cette période, mes carnets, reflets des préoccupations de Raymond, s’apparentent à un traité de grammaire.
En compagnie d’autres jeunes, il s’investit dans l’enseignement de la langue des signes, un enseignement qui sort des limbes. Raymond sourit et est facilement abordable, mais discuter de ce qui n’a d’existence que dans la parole, pendant la seule durée de la conversation, ne l’intéresse pas. En résumé, il n’aime pas le bavardage. Peu disert sur sa vie personnelle, il est intarissable sur le sujet en cours d’exploration à ce moment-là. Malgré tout, pendant nos sorties communes, sa vision du monde transparaît et son influence se retrouve dans mon carnet, comme en témoignent les pages, sur ce soir de printemps 91, où Raymond et moi, nous descendons la rue Mouffetard pour nous rendre à une réunion silencieuse. La rigueur du recueil sociologique disparaît au profit du plaisir d’écrire des tranches de vie. L’air doux incite les serveurs à ouvrir les vérandas. Ils disposent des assiettes blanches sur des nappes blanches ou bien des serviettes blanches près des assiettes blanches.
Bientôt des gens s’attableront et se régaleront de cette viande qui répugne à Raymond. Il me raconte ses déconvenues gastronomiques. La viande cuite « à point » ou « saignante », il ne peut pas en avaler une bouchée. Dans les restaurants à kebab dont ses copains raffolent, il n’y prend qu’une portion de frites. Dans les pizzerias il surveille qu’on ne rajoute pas au dernier moment un œuf à peine cuit. Les viandes il ne les aime que longuement mijotées. Les poissons lui manquent. Nous croisons des filles voilées dont les robes recouvrent jusqu’aux chevilles. Ces codes vestimentaires surprennent Raymond qui vient d’un pays de liberté des corps.
Ce rassemblement, le premier sur le sida organisé par des sourds, se tient dans le métro, il emploie en totalité des explications visuelles, en langue des signes et en images. Les modes de contamination sont détaillés, les agents infectieux distingués, bactéries dont on se débarrasse par des médicaments, virus qui ne vivent pas vraiment et dont on ne peut qu’entraver la réplication. Raymond demande si l’élaboration des traitements progresse. Chaque gain dans la lutte contre les virus demeure fragile, car leurs copies varient de façon infime et restaurent la dangerosité. Raymond est concentré. Derrière nous, d’autres moins attentifs, rient, chahutent, se bousculent. Un des animateurs les interpelle pour qu’ils se calment. Un gars, qui se croit malin, réplique en haussant les épaules. « Le sida, une maladie d’entendant ». C’est tout ce qu’il sait du sida, c’est à dire rien. L’animateur se découvre dans une annonce stupéfiante. – Je suis séropositif.
Un coup de tonnerre. Les gestes restent en suspens. Une maladie touche les sourds et, angoisse supplémentaire, elle est invisible. – Cela peut arriver à chacun d’entre vous. Vous savez comme on l’attrape ? Vous vous protégez ? Personne ne reprend. Les gens se regardent de travers, soupçonneux. Qui est la brebis galeuse ? Celui-ci avec ses boutons sur le visage ? Celui-là qui collectionne les copines ? Brutalement, l’air devient irrespirable. Cette réunion fera date dans l’histoire des sourds franciliens. Raymond et moi-même nous revenons complètement admiratifs du courage de ce sourd avec la volonté de faire sa connaissance.
La semaine suivante, au restaurant le dîner se termine. Je m’assieds au milieu des buveurs installés au comptoir pour attendre Raymond qui vient chercher les derniers verres sales. Le patron articule : « Tu veux un petit travail ? » Et saisissant le bras d’un client, il le présente à Raymond, Mario patron d’une entreprise d’impression et de routage. L’absence de salariés l’alarme, il doit faire face à une livraison imprévue de plusieurs brochures à expédier. Il propose un contrat de trois jours. Le lendemain dans ses locaux, Mario s’active et s’inquiète. Lors d’une précédente livraison, le chargement mal équilibré s’était renversé. Raymond a la consigne de peu charger le chariot ou bien de le peser en cas de doute. Le deuxième jour Raymond grimpe sur l’engin. En une demi-heure il le conduit comme s’il l’avait toujours conduit. Arrive le camion de livres et pendant que Mario remplit les papiers du livreur, Raymond charge les palettes, beaucoup plus que ne le veut la consigne. Sûr de lui, il montre par gestes que les vibrations du chariot le renseignent immédiatement si le poids est correct ou pas. Pendant deux jours, sous l’œil vigilant de Mario, à la fin du troisième jour, celui-ci lève le pouce en lui souriant « Super ». Il est conquis. La semaine suivante Raymond est engagé à plein temps à l’imprimerie avec un salaire régulier et déclaré.
Le restaurant est devenu notre lieu de rendez-vous, pour de longues conversations. Un certain degré d’intimité s’instaure entre nous, mais à la manière de Raymond, il se livre peu et me pousse aux confidences. À la différence des autres sourds qui ne m’interrogent que sur mes liens avec la surdité, Raymond le fait sur l’ensemble de ma vie, avec une entrée en matière particulière : un homme est ce qu’il a rêvé dans sa jeunesse ! Quels étaient tes rêves ? J’ai quarante ans. Quel futur désirais-je à vingt ans ? Les générations, comme des vagues qui reviennent, charrient leurs propres thèmes selon le goût de l’époque. Certaines douces ne provoquent pas de gros remous, d’autres plus fortes, dérangent ceux qui, préoccupés de leur place au soleil, attendent qu’elle passe. La vague de ma génération, dominant toutes les vagues du XXe siècle prétendait changer le monde, représentait une jeunesse en révolte, et a reflué en défense de l’État de droit. Les suivantes respecteraient davantage les valeurs boursières !
L’Histoire passionne Raymond. Nous en faisons notre thème privilégié une année entière en nous dotant d’un grand cahier commun pour noter les dates, les noms, faire des graphiques, laisser des résumés. Nous débutons par le siècle des Lumières où les belles idées de liberté, d’égalité émergent dans un élan dont les sourds ne sont pas exclus. L’Abbé de l’Épée qui fonde la première école qui enseigne en langue des signes, le berger Jean Massieu qui va devenir le premier professeur sourd, la Révolution française. Puis 1848 et la Commune de Paris, ce siècle d’intellectuels sourds où Berthier fait des discours en signes à l’Académie française et Laurent Clerc part aux États-Unis, pionnier de ce qui va devenir l’Université Gallaudet qui formera des milliers d’étudiants sourds. Le sinistre congrès de Milan de 1880 où des spécialistes, tous entendants, proclament « la primauté de la parole » et censurent la langue des signes pour « la rédemption des sourds ». Il s’ensuit le bannissement des professeurs sourds, ce qui entraîne la perte de modèle positif pour des générations condamnées à la misère intellectuelle imposée et au retour de l’invisibilité. La boucherie de la guerre 14-18, les grèves de 36, je partage avec lui le récit de la guerre d’Espagne et la Résistance de mon père et son cousin.
La curiosité de Raymond m’interroge sur les relations avec mon père. Je réponds de manière générale. – La révolte, dans les années 70, se dirigeait contre nos pères. Le conflit ne pouvait pas, en France, sombrer dans la violence extrême, car ceux qui commandaient avaient été soit gaullistes soit communistes dans les années 40, un passé honorable ! On pouvait juste leur reprocher de ne pas avoir laissé l’Algérie et les colonies à leur indépendance dès la fin de la guerre. – Les occupations d’usines en 68, les manifs contre la guerre au Vietnam, je comprends. Mais qu’avez-vous fait contre la répression au Cameroun ? Et la situation en Guyane qu’en connais-tu ? –
Rien, mis à part la lecture d’un livre sur la déportation de Dreyfus au bagne. Les yeux de Raymond brillent. Il connaît bien l’endroit. Les îles au large de Kourou au centre de la Guyane L’éclat de ses yeux persiste à l’évocation de l’histoire de l’Amérique du Sud. Dans les années 70, la répression ne se réduisait pas à quelques coups de matraque ou brimades au boulot comme en France mais en prison, tortures et assassinats. Raymond est concentré. Le passé de son continent, personne ne le lui a enseigné. Une partie de son identité ignorée, cachée.
Un soir Albert, dîne avec nous et retrace le Réveil Sourd des années 70 en France. Los d’un congrès, les sourds, au destin tout tracé menuisiers, couturières, coiffeuses découvrent des Américains médecins, avocats, professeurs. La flamme de l’émancipation traverse à nouveau l’Atlantique, mais dans l’autre sens. Des militants prennent le droit de parler, même pour dire ce qui peut se révéler des bêtises, non par des « mimiques » comme on leur disait, mais dans ce qui est, même s’ils l’ignoraient jusque-là, une langue. Ils ne veulent plus entendre « tu es sourd. Ce n’est pas possible ». Ils veulent essayer, par eux-mêmes.
Nous dessinons sur notre cahier commun l’arbre du « vivre ensemble ». Les racines venant de Guyane ou d’Algérie alimentent le tronc comme les miennes issues de banlieue, celle de l’histoire des manuels scolaires se mêle à ce qu’en ont vu les sourds, l’Histoire des sourds s’entrecroise avec l’Histoire générale. La multiplicité des racines nourrit la magnificence de l’arbre. Raymond fait un signe, une série de brefs coups de son poing droit sur l’index gauche dressé verticalement, simulant un combat. Le signe (Militant). – Le combat actuel, des gens le mènent, comme Denis, celui qui a remué le petit monde des sourds en annonçant publiquement sa séropositivité. Il est sorti de sa discrétion avec la volonté que les jeunes s’impliquent contre l’épidémie.
Raymond me trace le portrait de Denis, comédien connu dans le monde des sourds, grand lecteur d’ouvrages français et anglais. Il a révélé certaines pratiques médicales, comme de jeter à un sourd sur un bout de papier vous êtes séropositif. Ce qui provoque une catastrophe, les sourds comprennent positif comme optimiste, bénéfique. À l’inverse le signe créé par les sourds (un-papillon-qui-pénètre-dans le-corps), accompagné de grimaces, ne fait planer aucun doute. La personne a attrapé une saloperie. Ce signe Denis l’avait employé lors de la fameuse réunion pour que tous les sourds prennent conscience de la réalité de la maladie.
Notre cahier accueille deux nouveaux dessins. Une balance avec d’un côté, un médecin qui parle et de l’autre, un consultant tête basse, les joues creusées. Sous les deux personnages, le plateau du médecin descend à son maximum et le plateau du sourd s’élève à la limite de la hauteur possible. Une rencontre nettement asymétrique. Le deuxième dessin, le malade se redresse. On sent son regard direct, les yeux dans les yeux. Les deux plateaux se sont rejoints, à hauteurs égales. Ce que Raymond écrit dessous me surprend comme une gifle. Dix ans plus tard, j’en apprécie encore la pertinence. Seule la dignité permet de nous faire comprendre.
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