Éloge de la traduction, compliquer l’universel

mercredi 26 avril 2017
par  Chandra Covindassamy
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Quelques notes sur le livre de Barbara Cassin, philosophe

« C’est du grec… c’est de l’hébreu… c’est du chinois… bref on n’y comprend rien », ainsi commence ce livre où ne approche novatrice et très documentée de la traduction est déployée dans une langue alerte, souvent acérée.
Barbara Cassin, directrice de recherche au CNRS, est philologue et philosophe, spécialiste de la philosophie grecque et travaille sur ce que peuvent les mots.(4ème de couverture)

Sous sa direction le « Vocabulaire Européen des Philosophies, Dictionnaire des intraduisibles » a été publié il y a 10 ans, cet ouvrage en est un écho. Pour l’anecdote, elle avait présenté le Vocabulaire Européen à son éditeur comme le Lalande de l’an 2000. « Vocabulaire technique et critique de la philosophie » publié par André Lalande en 1926, 20 rééditions à ce jour.
L’enjeu du présent ouvrage est situé d’emblée par une citation de Lewis Caroll, citée justement dans la préface du Lalande et reprise souvent par G.Deleuze, un dialogue entre Alice et HumptyDumpty : « Quand j’emploie un mot, dit le petit gnome d’un ton assez méprisant, il signifie précisément ce qu’il me plait de lui faire signifier. Rien de moins, rien de plus. – La question, répond Alice, est de avoir s’il est possible de faire signifier à un même mot des tas de choses différentes. – La question réplique HumptyDumpty est de savoir qui sera le maître. Un point c’est tout ». C’est cette idée de maîtrise que ce livre met en question.

Pour les Grecs, le barbare est celui qu’on ne comprend pas et dont on n’est pas vraiment sûr qu’il parle. Dans « La Politique », Aristote formule que les barbares sont par nature plus esclaves que les Grecs. En grec le mot « logos » signifie à la fois discours et raison, mais aussi intelligence, calcul, relation, explication, définition etc….Il faut donc au moins deux langues pour que ces différentes acceptions apparaissent nettement, deux langues pour en parler une et savoir que c’est une langue que l’on parle, il faut de l’étranger pour traduire.
En décalage avec la tentation de l’universel qui serait de parler la langue, il s’agit de parler une langue.

Il existe deux options dans la conception du langage : partir des choses, le langage est alors conçu comme un outil, un truchement ou bien partir des mots. « Le monde qui part des mots (…) donne une tout autre lecture du monde, nous ne sommes plus sous le régime de l’ontologie, de la phénoménologie, qui ont pour tâche de dire ce qui est comme c’est, mais sous le régime de la performance qui fait être ce qui est dit. Si bien que le langage n’est plus considéré, d’abord ou seulement, comme un moyen, mais comme une fin et comme une force. » (p.48).
Le langage c’est et ce n’est que les langues. La formulation « Il y a de l’être » (Heidegger) devient alors : il y a des langues. « Le Dictionnaire des intraduisibles ne fournit pas la bonne traduction de quelque intraduisible que ce soit, il explicite les discordances, met en présence et en réflexion, il est pluraliste et comparatif en un geste sans clôture, beaucoup plus borgésien et oulipien que destinal et heideggérien. » (p.54).

Les spectres actuels :globish (global English) et nationalisme linguistique.
Sorte de « despéranto » contemporain, langue sans auteurs, sans œuvres, le globishest la langue des appels d’offre, des grilles d’évaluation des bureaucraties, adossée à philosophie analytique où ce qui compte c’est le concept, pas le mot, les langues sont les habits de l’idée. Pour B.Cassin à cette langue pourrait convenir la dénomination de LTI en référence au livre de Victor Klemperer sur la langue du IIIème Reich.
L’autre écueil est celui du nationalisme ontologique impliquant la sacralisation de l’intraduisible.
« Tout-à-l’anglais (référence au tout-à-l’égout) et hiérarchie des langues sont deux modalités de l’articulation de l’un et du multiple, aussi dommageables l’une que l’autre, à une Europe voire à un monde habitables. » (p.63).

Véritable pierre de touche de la traduction, l’existence des homonymies n’est, selon cette approche, pas un mal radical des langues mais la marque de leur singularité. On ne cesse de rencontrer des homonymes car il est impossible de distribuer l’ensemble des lettres ou des phonèmes de manière à assurer l’univocité de chaque mot ou de chaque expression.

La pratique de la traduction assistée par ordinateur (TAO) révèle bien ce qui est en jeu dans la traduction. Dans le système Wordnet, la traduction est effectuée en passant par une langue-pivot, l’anglais globishoù toute ambiguïté ou homonymie serait bannie, ce qui est impossible dans une vraie langue. C’est aussi ce qui distingue une vraie langue d’un système de communication. De plus, dans ce système, il n’y a plus de traduction directe d’une langue à une autre, l’effet de rabotage, pour le moins, outre les contre-sens, sont flagrants dans un tel dispositif. Par exemple dans Google translate, après deux allers et retour entre le français et l’allemand de la phrase « Et Dieu créa l’homme à son image » on obtient « Et l’homme créa Dieu à son image ». (p.141)
Mais les systèmes de TAO les plus récents ne fonctionnent plus en passant par une langue-pivot mais à partir de mots fortement contextualisés (et non plus de concepts) ce qui est rendu possible par la puissance de calcul des ordinateurs. On va d’un nuage de mots en contexte dans une langue à un nuage de mots en contexte dans une autre langue. Les progrès sont considérables,mais une foi dans les algorithmes et une intelligence du web demeure un présupposé.

B.Cassin propose un pont entre traduction et soin, je vous livre ici une longue citation : « …la performance tout comme la pratique et le métier sont liés au nombre de cas traités au cas par cas. Il ne s’agit plus d’engranger le maximum de cas, conformément à la pratique de laboratoires pharmaceutiques qui veulent des cas dont on postule l’équivalence, à collecter dans le tiers-monde sans vergogne ni état d’âme pour leurs essais cliniques. Car pour poursuivre la comparaison médicale, qui est ici bien plus qu’une comparaison, la notion singulière de cas, la modalité selon laquelle un cas particulier tombe sous l’universel, ne se laisse pas traiter au moyen d’un des ces DSM protocolaires que l’on remplit en cochant des cases, et dont nous devrions tous savoir que l’effet premier est la « ritalisation » de ceux de nos enfants qui ne sont pas encore suffisamment avachis devant la télévision. Traiter le cas au cas par cas, c’est « déquantifier » le cas ou le « requalifier » par une analyse du symptôme : une « analyse », vraiment une analyse, temporalisée, qui s’éloigne de la pratique du DSM lié au traitement automatique des malades comme la pratique du TAO au traitement automatique des traductions. Les intraduisibles sont des symptômes des différences des langues…. ».
Les développements récents de la TAO peuvent faire, malgré tout, entrevoir une coopération avec une traduction qui resterait au plus près de la poésie et du symptôme.

Le chapitre suivant « Éloge du relativisme conséquent » traite davantage de points théoriques et en situe les enjeux politiques. « La traduction est aux langues ce que la politique est aux hommes ». B.Cassin donne l’exemple de la Commission Vérité et Réconciliationen Afrique du Sud, sa voie n‘est pas d’établir le Vérité mais de produire assez de vérité pour fabriquer un consensus sur lequel construire le nouveau peuple arc-en-ciel.
J’ai trouvé dans cette partie des phrases, quasiment des aphorismes, des pépites dont je vous livre quelques unes.
- « Compliquer l’universel est une première manière de ne pas souscrire à sa pathologie à savoir l’exclusion. » p.153
- « Il n’est en rien déplorable que, si je dis une chose, vous en entendiez une autre, au contraire, c’est cela même qui nous permet de tomber d’accord. » p.173
- « La langue n’est pas un ouvrage fait mais une action en train de se faire. » p.179
- « La traduction a pour condition l’amour de l’œuvre. » p.187
- « L’amour en traduction, mais c’est sans doute vrai de tout amour, se situe entre deux défauts : pas assez d’étranger et trop d’étranger. » p.188
- « Les langues sont comme les dieux, elles forment un panthéon, pas une église. »
- « La païen est l’homme pour qui celui qui arrive en face peut être un dieu » (référence à Homère) p.197
- « Plus d’une langue et une langue ça n’appartient pas, voilà nos deux mots d’ordre pour penser la traduction. » p.220
- « Penser entre les langues. »p.221
- « La langue du monde, c’est la traduction. » P.223
- « Il y a plus d’une traduction possible et plus d’une bonne traduction possible. » p.224
- « Faire passer d’un état moins bon à un état meilleur pour un texte, un individu, une cité mais en rien plus vrai. » p.225
- « Traduire ce qu’un texte fait et non pas ce qu’un texte dit. » p.225

Le livre se conclut par le mot « entre », déployant l’homonymie de l’impératif du verbe entrer, la préposition et l’entre-deux avec de belles pages sur l’accueil des migrants à Grande-Synthe et la jungle de Calais. Enfin, une dernière citation : « Les Grecs appelaient ces autres-là des barbares, mais ils pensaient qu’eux-mêmes barbarisaient quand ils ne donnaient pas les moyens de partager leur langue, leur culture, quand ils n’éduquaient pas. »


Barbara Cassin « Éloge de la traduction, compliquer l’universel » Ed. Fayard 2016


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