du village à Cayenne
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deuxième épisode du roman de Jean Dagron : "La voix du fleuve"
L’oncle évoque maintenant l’adolescence de son neveu.
– Quand tu es venu définitivement en Guyane, tu habitais dans la petite pièce que j’ai à côté de mon atelier. Tu voulais vivre à proximité de sourds. La guerre débutait... L’oncle s’interrompt.
Cette guerre, Raymond m’en avait appris l’existence tout à fait par hasard huit ans auparavant, alors que nous longions un hôpital parisien. Un hélicoptère, amenant un blessé, nous a survolé, à quelques mètres de nos têtes. Mon ami s’est tellement crispé que je lui en ai demandé la raison. À l’époque, je maîtrisais déjà suffisamment la langue des signes pour comprendre la confidence qu’il m’a livrée, d’un seul coup.
– Un hélicoptère de l’armée a survolé notre carbet au Surinam et s’est posé à proximité. J’ai vu de loin des soldats arriver. Maman m’a pressé de me réfugier, sans l’attendre, sous les arbres. Elle-même portait ma sœur. Un homme, qui courait près de nous, est tombé. Je n’ai pas compris pourquoi. Je n’avais pas entendu les coups de feu. Dans la panique, je ne retrouvai pas maman. Deux jours plus tard, elle a rejoint, seule, notre groupe de fugitifs. Métamorphosée, pour la décrire, Raymond devint sa mère. Lèvres serrées, les yeux enfoncés, elle ouvre et ferme la bouche comme si elle ne parvenait plus à articuler. Elle s’étouffe brusquement dans une quinte qui ressemble à un sanglot. Du village, l’un des premiers rasés par l’armée, il ne restait rien, des fantômes de maisons carbonisées. Les soldats avaient fusillé ceux qui ne s’étaient pas enfuis, dont ma petite sœur et un oncle. Nous avons trouvé refuge dans la forêt. Puis nous nous sommes installés définitivement en Guyane. La subite fragilité de celui qui m’était toujours apparu comme une force tranquille me sidéra. Lui si discret sur ses sentiments, il préféra dire sa peur, que rien n’égale que de la taire.
– Les Ndjuka qui ont vécu cette époque tremblent encore au passage d’un hélicoptère. La menace directe des balles je ne la connaissais pas, je ne pus rien lui dire face à la force de ses souvenirs, des gestes aussi acérés que des couteaux. Hier soir face à l’oncle, il s’est crispé cette fois encore à l’évocation des massacres. Il a abandonné les quelques mots qu’il utilise avec son parent, il préfère signer maintenant pour s’adresser à lui et me demande de le traduire. Sa gestuelle a perdu de sa sérénité. Il s’interroge, des doutes à lever que j’essaie de transposer en mots.
– À la mort de maman, le capitaine ne semblait pas à l’aise. Il n’avait pas la dignité rituelle des cérémonies de la communauté. Je n’ai pas compris tout ce qui s’était passé. L’oncle se tait. Cherche-t-il ses mots ou est-il gêné ? Il se tourne vers moi. « Capitaine, on nomme ainsi le chef dans nos villages. » Puis il nous raconte l’épisode qui date d’une quinzaine d’années. D’un regard, Raymond m’invite à reprendre en signes les mots de l’oncle. Il veut la certitude de tout comprendre. – Depuis quelques mois, vous étiez réfugiés et tu étais en ville avec moi. Ma sœur, au village, a subi une grosse crise de paludisme. Elle est restée couchée. Les voisins la croyaient au travail sur l’abattis. Ils ne se sont rendu compte de la fièvre et de sa gravité que le soir. Ils l’ont soignée avec des plantes. Le lendemain, aucun infirmier ne travaillait au centre de santé et donc pas de médicament disponible. Son état a empiré. Quand elle a reçu des soins, c’était trop tard. La colère a gagné le capitaine. L’histoire de l’oncle ne m’étonne pas. Raymond m’a rapporté de nombreux drames similaires d’absence de soins dans les villages de la forêt. Je ne comprends pas pourquoi mon ami reste figé, un masque d’immobilité sur le visage. Une barrière inattendue semble dressée entre les deux hommes.
– Après l’enterrement, reprend l’oncle, tu es parti vivre à Cayenne. Tu avais dans les seize ans. Tu étudiais à l’école des sourds. Le soir tu logeais dans une famille. Au début chez des gens qui ne faisaient ça que pour l’argent, ensuite les parents de ton copain créole t’ont bien traité.
L’oncle a raconté toute la nuit. Les traditions que Raymond a connues ont évolué. Si les capitaines continuent à régler les problèmes de la communauté, les oncles maternels ne sont plus responsables de l’éducation des enfants. Les filles, trop précoces d’après l’oncle, font les cérémonies de dons du pagne plus jeunes. Certaines ont même, avant l’âge de quinze ans, des enfants que les grands-mères maternelles vont élever. Un changement inquiète l’oncle, la perte du principe élémentaire de la vie au village, l’autarcie. Auparavant, on organisait tout pour y parvenir. Dans cette forêt à la luxuriance manifeste, le sol n’en demeure pas moins pauvre, les insectes voraces. Les anciens estimaient que le nombre d’habitants ne devait pas excéder une centaine de personnes dans un village qu’il fallait, de plus, souvent déplacer. Ainsi chacun mangeait à sa faim, s’appuyant sur les seules ressources de la communauté. Sont arrivées les allocations, de l’argent distribué sans travailler. La guerre au Surinam bouleversa davantage le fragile équilibre dans lequel vivaient les noirs marrons. Des milliers d’entre eux sont allés s’entasser en ville. Impossible d’ouvrir des abattis, d’assurer sa subsistance. Les mentalités ont évolué rapidement et de nouveaux désirs sont apparus, posséder ce que l’on voit à la télévision ou en ville.
Les bouleversements, l’oncle en fournit un exemple. Des cousins ont un garçon né sourd qui a aujourd’hui cinq ans, toute la famille vit grâce à l’allocation « enfant handicapé ». Raymond, lui, n’a pas bénéficié de cette aide. D’après l’oncle, d’une façon c’est une chance. Il est autonome et Raymond l’est devenu. Ce dernier ne commente pas les opinions de son parent. Il ne connaît pas bien d’ailleurs les évolutions d’un pays où il ne vit plus. Ce qui lui importe ce soir ce sont les souvenirs de son enfance. Qui les a sinon ceux qui étaient adultes à l’époque en particulier cet homme qui lui a servi, enfant, de père puis, adolescent, à la fois de père et de mère. Pourtant il préfère maintenant taire ses questions. La tension se dissipe et l’harmonie progressivement se restaure entre les deux hommes.
Ce matin le malaise brutalement entrevu m’intrigue. J’aurais bien aimé en savoir plus, mais quand j’interroge mon ami sur cette guerre méconnue, il élude la question et me propose de partir pêcher. Je l’accompagnerai vers Cayenne mais je préfère me rendre à un rassemblement de sourds. À l’arrivée sur la plage, nous déplaçons la barque jusqu’à ce que Raymond puisse gagner la mer à la rame. Je le regarde s’éloigner. Assis les mains sur le sable, je veux parler avec mon corps. Je pousse si fort les yeux dans son dos qu’il se retourne et me fait signe. Un hasard ? Je ne sais pas, mais j’ai réussi et cela me réjouit. Lui m’envoie son large sourire. Je regarde l’embarcation disparaître. Je cherche maintenant à sentir les vibrations de la terre.
Le toucher a nécessité un apprentissage. Avec la pression à la fois douce et nette sur l’épaule que les sourds exercent pour avertir de leur présence, ils m’ont donné mes premières leçons. J’ai observé comment, avec l’enveloppe rassurante de leurs bras, ils calment un enfant en larmes. Petit à petit, je deviens réceptif au toucher le plus imperceptible. Pour un citadin comme moi, l’écoute corporelle de la nature requiert encore une formation. Dans la randonnée de plusieurs jours que nous venons d’achever en forêt, Raymond, en expert, révéla les ressources de l’épiderme. Avec ses expériences du monde concentrées à la surface de son corps, son habileté manuelle fait merveille pour dénicher les racines du repas, pêcher le poisson, juger du bon endroit pour le hamac, allumer un feu avec du bois humide taillé en bûchettes. Je quitte la plage pour gagner le centre-ville de Cayenne.
La petite route où je m’engage traverse une forêt qui semble déserte. Pourtant des dizaines de maisons illégales sont dissimulées, révélées par des batteries de boîtes aux lettres en bordure de chemin. La végétation exubérante s’accroche sur les minuscules cabanes en bois, grimpe sur les fils électriques. L’habitat devient plus dense. Des jeunes, en groupe, tiennent les murs des épiceries chinoises, une cannette de bière à la main. Des scooters circulent, chevauchés de trois ou quatre passagers sans casques. L’air brûlant de la chaussée vibre au passage de la sonorisation surpuissante de certaines voitures. Le restaurant, au centre-ville, se remplit déjà de sourds. Ils arrivent en grappes. Les avant-bras volent. Des rires. Un quadragénaire bien en chair me sourit. C’est Benoît, l’ami d’adolescence de Raymond, un créole, un des descendants des colonies françaises, que l’abolition de 1848 a libéré de l’esclavage.
Ils occupent aujourd’hui la plupart des postes de responsabilités. Les peuples noirs marrons diffèrent par leurs langues, leur histoire. Enfuis des plantations de la Guyane néerlandaise, ils se retranchèrent dans la forêt, préservant leur tradition africaine. Les propriétaires néerlandais leur menèrent, en vain, plusieurs guerres pour finir par concéder un traité de paix. Les noirs marrons pour l’essentiel restèrent à l’intérieur des terres, loin des villes du littoral. Ces dernières années, leur influence grandit en Guyane, à commencer par leur poids démographique. Désormais ils sont majoritaires dans le Maroni.
Benoît se réjouit quand je me présente de la part de Raymond. « Ah ! L’ami qui m’a sorti du gouffre ! » Avant qu’il m’en apprenne davantage, des sourds nous séparent. Ils placent les chaises en rond, une disposition circulaire préalable au confort visuel. Le soleil s’infiltre à travers les planches à clairevoie de la varangue et enduit de chaleur les participants, créoles, brésiliens, noirs marrons, un Mhong, un blanc qui travaille à la poste. Je me retrouve à côté d’un petit groupe d’Amérindiens. Ils se félicitent, heureux de bavarder. L’un deux, petit et si maigre qu’il semble n’avoir que les os et la peau, signe un index représentant une personne isolée dans la ville.
– Dans la ville (je fais le signe de deux mains se frappant à la verticale comme si deux fois cinq individus se rencontraient) on se fréquente, dans la forêt il n’y a personne.
– En ville, me répond le petit amérindien, je vis au milieu d’une foule d’inconnus, je ne suis rien, ils ne sont rien. En forêt quand je croise une personne elle peut se révéler un ami, ou un danger, mais cette personne existe et pour elle, j’existe. Je m’imagine une reconnaissance humaine particulière s’avancer bras dessus, bras dessous avec la solitude. Les Amérindiens se mettent à signer sur la vie en forêt. Leurs descriptions gestuelles rejoignent les propos de l’oncle de Raymond. Eux jeunes, lui témoin de la longue course des années. Ils partagent la même conviction, le même respect profond de la nature. « La forêt, nous en sommes les locataires, pas les propriétaires ».
J’observe Benoît qui, de l’autre côté du cercle des chaises, parle avec aisance au serveur. J’intercepte son regard et signe à distance.
– Tu parles comme un entendant ! Souriant, il me propose de m’asseoir à ses côtés. Il me raconte sa perte totale d’audition survenue à l’adolescence, ses parents qui organisent, à son insu, son opération en France, sa panique, ses questions sans réponse. Il se retrouve implanté. Les séances épuisantes pour apprendre à entendre autrement commencent ainsi que le travail d’une voix dont il ne maîtrise plus l’intensité. Cela ne restaure pas une audition suffisante, alors pour apprendre un code gestuel qui complète la lecture labiale on l’adresse à un établissement spécialisé. L’histoire de Benoît, semblable à celle de nombreux sourds, renvoie à ce cercle de l’impuissance, où l’on décide à la place de l’intéressé, qui se met à tourner en rond en recherche d’identité. Comment échapper à cette boucle sans espoir, monter en selle et pédaler vers le futur ? À l’école des sourds, Benoît, en perdition, ne se mélange pas avec les autres élèves qui le jugent arrogant et cancanent sur lui.
« Raymond m’a introduit dans la communauté ». La droiture de mon ami, je la connais. Tout ce qui divise les sourds l’agace. Rien de surprenant à ce qu’il ait décoincé la situation, à sa façon. Benoît décrit la rencontre, alors qu’il se hâte pour sa séance d’orthophonie, il passe à côté de deux sourds. Il heurte un sac dont le contenu se répand. Il grommelle des excuses. Un des sourds lui signe quelque chose qu’il ne comprend pas. Le sourd oralise « tu ne sais pas signer ? » Benoît est surpris. Pas d’agression, peut-être même de la bienveillance. Le sourd étend sa main gauche ouverte devant lui, paume vers le ciel. Il invite Benoît à l’imiter. Alors, tous les deux de leur main droite froissent la paume gauche, d’un mouvement de droite à gauche. Benoît devine une formule de politesse. « Pardon » confirme le sourd. Ils se sourient. Pour la première fois, Benoît rentre en relation avec un sourd. Il a eu de la chance, son premier interlocuteur sait se mettre au niveau d’une personne en difficulté. Raymond, les mois suivants, lui enseigne des signes, lui donne des photocopies pour les mémoriser.
Il me raconte la patience constante de Raymond face à lui qui monologue sans cesse son histoire, sans écouter. Ses parents acceptent, en plus de l’orthophonie, sa scolarisation à plein temps dans l’école des sourds. Les professeurs qualifient son niveau de « bon », peut-être en raison de son reste d’oralisation. En classe, Benoît ne peut suivre les cours à cause de l’enchaînement trop rapide des signes. Il reprend tout avec Raymond et graduellement incorpore une langue visuelle. Ils deviennent inséparables. Benoît a pris conscience de ce qu’avaient fui Raymond et sa mère, la guerre qui se poursuit, sanglante. D’autres villages brûlent, des femmes, enfants, hommes tués. Il accompagne Raymond qui avait des cousins dans le premier camp de réfugiés installé en urgence sur l’aéroport de Saint-Laurent. L’afflux continue, celui de dix mille personnes auxquelles la France refuse de donner le statut de réfugiés.
– Heureusement, l’oncle s’était démené pour que Raymond ait des papiers.
De ce côté-là, ça allait, mais sa famille d’accueil, l’horreur, des gens que seul l’argent intéressait. Il dormait dans un taudis et avait à peine de quoi manger. Mon père avait vécu l’exode en France. Il n’acceptait pas la détresse des enfants errants. Mes parents l’ont recueilli à la maison. Ils sont généreux mais ils étaient ravis aussi que je sourie de nouveau et que je sorte de ma solitude. Ils ont eu raison tant je bénéficiais d’une période joyeuse. Des heures de confidences et doucement je me suis ouvert aux autres, en comprenant combien chacun ressent différemment, même un manque d’audition. Quand je lui ai demandé s’il désirait un implant cochléaire, il m’a répondu que non, qu’il se sentait entier. Pour lui sourd depuis sa naissance, la musique, les oiseaux ce n’est pas une perte.
Brutalement une averse violente s’abat sur le quartier. Saison des pluies oblige. Les trombes d’eau interrompent les conversations. Chacun se met à l’abri dans la salle du restaurant. Leur surdité commune, ils l’habitent différemment. Je sais que le chant des oiseaux ne manque pas à Raymond. Les oiseaux, même s’il ne les a jamais entendus chanter, il en connaît mieux que Benoît, leurs vols, leurs couleurs, le cou tendu ou l’envergure de leurs ailes. Il les associe à la création de l’humanité dans le mythe amérindien qu’il aime raconter. Où un oiseau marin plonge dans l’océan et en rapporte l’argile qui donnera son origine à la terre. Benoît et Raymond devaient former un tandem bien improbable. Benoît, portant son mal-être au milieu d’une famille aisée. Raymond, une enfance confrontée au survivre.
Une demi-heure plus tard, l’eau s’arrête. Pluie ou pas, l’air reste lourd, la peau toujours moite et la transpiration qui ruisselle dans le dos.
– Maintenant, j’aime signer. Cela me repose. Ma femme, malentendante, parle bien, téléphone. L’implant m’a coûté d’énormes efforts, pour qu’un phonème corresponde au son que j’entends. Je le branche lors de rendez-vous individuels avec un entendant dans un endroit calme. Dans les réunions, je préfère la langue des signes.
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