La forêt octobre 2002
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premier épisode du roman de Jean Dagron : La voix du fleuve
L’auteur arrive avec son ami Raymond dans le village de son enfance
Le grand fleuve à l’aube. Depuis dix ans, Raymond ne l’a plus contemplé. Le lever du jour sur l’eau en mouvement, il m’en a tellement parlé. Sous mes yeux, la masse liquide luit sous les reflets de la lune qui décline. Du miroir du courant naît le gris fragile du jour, relevé à l’horizon de la touche rose de l’aurore. Les contours des arbres, que le vent balance lentement, apparaissent de plus en plus proches. L’air rafraîchi et le parfum de l’eau caressent le visage alors que le corps reste mouillé dans le hamac. Les moustiques infestent les abords des maisons. Les singes se réfugient dans les frondaisons. Tout est prêt dans ce moment solennel où la terre attend que la clarté envahisse le ciel. Un bref instant, le soleil montre sa bordure rouge avant d’émerger et de jeter ses rayons. Ils vont prendre possession de la journée. Encore quelques minutes, et le fleuve se débarrassera des nappes de brouillard.
J’imagine Raymond, enfant, par l’odeur des mangues qui envahit l’espace et par la vue de ce décor au bord de l’eau. Deux sens me suffisent pour déplacer mon corps dans son enfance. Souvent, dans les rêveries qui m’habitent, depuis que je fréquente les sourds, je n’emploie plus l’audition. Le village, où Raymond a séjourné à plusieurs reprises jusqu’à l’adolescence s’est évanoui, repris par la gigantesque marée végétale. Sans conséquences majeures dans ce territoire d’Amérique du Sud, on peut se demander ce qu’il resterait de la France si disparaissaient les cités, les châteaux et les ponts ? On a reconstruit un hameau, à l’identique, le long du cours d’eau, entouré de cultures et ceint par les bois, et bien sûr, hors de portée des influences maléfiques que seuls les habitants connaissent. Je me représente Raymond balbutiant ses premiers pas entre le carbet de la cuisine collective et celui où il dormait au côté de sa mère. Les carbets, constructions habituelles, des troncs minces ou de simples branches charpentent la structure, des feuilles de palmier en guise de couverture et des lianes lient le tout. Le toit est très pentu, à hauteur d’homme et seul le dortoir est pourvu de murs, une tradition, dit-on, venue d’Afrique, comme ce vase en céramique empli de plantes, à l’entrée. Sa mère ou l’une des femmes du clan fauchait l’espace deux fois par semaine à la machette, Raymond le fit lui-même dès qu’il en eut la force. Les cases convergeaient vers l’habitation de l’aïeule. Le village d’hier, comparable à celui d’aujourd’hui, légèrement surélevé, au-dessus du niveau qu’atteignent les hautes eaux à la saison des pluies. Des roches plates s’étalent sur le rivage envasé, on y lave le linge, les corps, les ustensiles de cuisine, on y nettoie les poissons, la literie, le gibier. Raymond y plongeait avec d’autres, puis solitaire dès qu’il a su l’essentiel, les passes dangereuses où le courant pouvait l’emporter.
Enfant, les seules limites de ce village sans barrières et sans routes résidaient dans la force de ses jambes. Il regardait les hommes tailler l’angélique pour les pirogues. Il parcourait, à proximité des maisons, les abattis où le manioc est cultivé, son horizon ? La canopée, cette voûte, percée de part en part d’arbres gigantesques. Quelques années plus tard, il marcherait dans l’inconnu, contournant les fûts des troncs parfois transformés en forteresse par les volutes de contreforts. La végétation basse se développe difficilement sous l’ombrage et le regard se porte loin dans le sous-bois, alors, levant très haut la tête, il distinguait à peine le ciel et rien de la vie de la canopée. Minuscule dans l’immensité, l’enfant scrutait le brouhaha de la nature, il identifia le rythme propre à chaque arbre, certains se dénudant tandis que d’autres se couvrent d’un épais feuillage dense, une pluie végétale continue que chaque espèce entretient à son tour. Il avait ses préférences. L’orange de la fleur de balisier au milieu de ses feuilles vertes qui se marie avec le tapis brun des feuilles mortes et les autres nuances, infinies, de verts et certains jours le tableau qui se complète de l’évaporation ajoutant des effets de « forêt à nuages ». La faune était invisible et pour Raymond que le craquement des bois ne renseigne pas, également inaudible. À la chasse il accompagnait les adultes et créait des repères visuels pour garder le chemin de retour. La pêche, il l’a vite pratiquée seul et il fournissait régulièrement la communauté en poissons.
Nous sommes arrivés hier. Une succession d’images défilent, décrivant un pays inhabituel. Après l’aéroport, les quatre heures de voyage empruntent l’unique accès bitumé, parallèle à l’océan, qui traverse la Guyane. L’estuaire franchi au départ de Cayenne, des champs, de longues étendues de broussaille, la forêt épaisse et continue avant le pont sur le fleuve Kourou puis passage d’un barrage, frontière interne dans le territoire Guyanais. Les gendarmes contrôlent les véhicules à l’entrée d’un petit bourg où nous faisons une pause, le temps pour moi de découvrir les maisons créoles, des cultivateurs M’homgs qui vendent leurs légumes et rappel que le territoire fut une vaste prison, l’église décorée par un ancien bagnard. Encore une heure de voiture, la route, tunnel ombragé traverse la jungle envahissante puis s’ouvre à l’arrivée près du grand fleuve. Enfin le débarcadère, une petite foule s’agite pour décharger essence, viandes ou riz venant plus ou moins légalement d’Albina, la première ville du Surinam que l’on aperçoit sur l’autre rive. Le soleil tape dur. Nous mettons nos bagages dans de grands barils blancs aux couvercles rouges. Puis la pirogue remonte le cours d’eau. Elle file quelques dizaines de minutes avant que le conducteur ne braque brutalement et accélère entre des piquets qui émergent de l’eau, pour échouer le bateau sur le sable. L’oncle de Raymond nous accueille, un vieil homme, ensemble de nœuds durs et secs.
Il est Ndjuka, l’un des peuples appelés noirs marrons, en référence à leur résistance acharnée, durant des décennies, contre l’esclavage. Le lien solide entre les deux hommes m’apparaît dans l’instant. Lors de ses années d’éloignement sur le continent européen, le neveu envoyait une lettre par mois. L’oncle se les faisait lire par un voisin puis dictait deux ou trois phrases en guise de réponse. Le temps de leurs retrouvailles n’en finit pas. Raymond se presse, semblable à l’homme assoiffé qui cherche de l’eau. En les observant, j’ai réalisé ce que mon ami lui devait. Cet homme l’a élevé, sans volonté de possession, avec le désir de transmettre un élan de vie. On le devine encore dans ce corps mobilisé tout entier pour le dialogue. Il confie l’échange au regard, il s’assure en permanence de la bonne compréhension, et au contact de la peau, il effleure de la main pour avertir ou ponctuer son discours. Ce souci de l’autre, je l’avais déjà remarqué dans la gestuelle de mon compagnon. Empreinte du silence de celui qui, n’entendant pas, évite de produire un bruit qu’il ne mesure pas. La vue et le mouvement du neveu entrent en écho à la vue et au toucher du patriarche. Un dialogue aux paroles rares.
La case de l’oncle se situe le long de la muraille d’eau verte de la jungle, le chemin pour y accéder, une succession d’ornières et de creux formés par les averses. Assis sous la petite varangue je me laisse bercer par le discours du vieil homme qui coule sans fin comme une source dont on vient de lever le barrage qui l’a retenu trop longtemps. – Lorsque ton père a rencontré ta mère, ma sœur, celle-ci avait déjà reçu le don du pagne. Elle pouvait cultiver son propre abattis, différent de celui de ta grand-mère, et aussi choisir ses relations sexuelles puisqu’elle dépassait les dix-huit ans. La grossesse de ma sœur connue, je suis allé trouver ton père, pour l’inciter au mariage. Les années suivantes, il a renouvelé l’abattis. Il n’a rien fourni d’autre à ta mère, ni lit ni ustensiles de cuisine, pas même le minimum : sel, savon et huile pour la lampe, exigés par la tradition. Un jour il est parti sur la Tapanahony construire des pirogues. Nous n’avons plus jamais eu de ses nouvelles. À partir de ce moment, le rôle traditionnel des oncles maternels dans l’éducation des enfants, je l’ai particulièrement investi.
Tous les ans, je défrichais un nouvel abattis pour ma femme en Guyane et un autre pour ma sœur dans son village du Surinam. Je les fertilisais avec les cendres du brûlage de la végétation et elles y cultivaient le manioc et le transformaient en couac ou en cassave. Les enfants appartiennent aux femmes. Ta mère t’a nourri. Rapidement, elle s’est adaptée à une situation étrange : de dos, tu ne réagissais pas à son appel et plus tard, aucun mot ne sortait de ta bouche. Instinctivement, elle pointait tous les objets, sans crier fort pour les nommer. Elle te montrait, sans plus de discours, les gestes pour cuisiner et pour pêcher. Raymond hoche la tête. Il se souvient. Sa mère palliait les manques, toujours vigilante et complice, sans qu’aucune parole ne fût échangée. Cet enfant insolite par son regard fixe, son sourire inattendu, désarçonnait aussi l’oncle. Il avait « l’impression que... » Il cherche ses mots avant de décrire, par un geste, une bulle autour de lui.
À mon tour, je hoche la tête. Cette mystérieuse frontière invisible tracée autour du corps, faite de verre transparent, je la sais infranchissable pour ceux qui ne s’expriment qu’avec les sons. Je laisse les deux hommes rentrer dans la case préparer le repas. Un léger mouvement d’air lutte contre la chaleur dense et humide. J’ai remarqué les mains de l’oncle. Larges, aux doigts épais, couverts de nombreuses cicatrices, le genre de mains qui me fascinent depuis mon enfance. Immanquablement, je pense à celles d’un de mes cousins. Il les agitait autour de son visage en marchant de long en large dans la cuisine de la ferme familiale. – Regarde-les. Elles ont cinq doigts. Ton grand-père et ceux de sa génération ont tous perdu des doigts, un ou deux. Les miennes, tu les vois intactes et tu sais pourquoi ? Les patrons ont installé des protections sur les machines. Non qu’ils soient devenus brusquement généreux. C’est l’augmentation des indemnités qu’ils devaient verser en cas d’accident de travail qui les a incités à investir dans la prévention. Ses mains m’impressionnaient, elles ont gravé le contenu du discours dans un repli de mon cerveau d’enfant. Un épisode que j’avais déjà rapporté à Raymond qui lui m’avait confié en retour des évènements marquants de son passé. Ils me reviennent à l’esprit lors de cette soirée amazonienne. Par exemple, la découverte d’un interdit. Une fois par mois, durant deux à trois jours, sa mère ne s’asseyait pas à table pour manger, mais à terre ou sur une petite chaise. Elle ne préparait plus le repas pour tout le monde et ne dormait plus dans son hamac. Elle se retirait dans un carbet réservé aux femmes, le temps des règles.
Les quelques phrases de l’oncle, les confidences de Raymond, la découverte de ce territoire, petit à petit l’enfance de mon ami se dessine. Pour les noirs marrons, le fleuve ne constitue pas une frontière et leur pirogue les mène d’un côté à l’autre. Là un champ, là une épicerie, Surinam ou Guyane peu importe, c’est le pays du Maroni. Vers l’âge de sept ans, Raymond a séjourné dix-huit mois dans le village maintenant disparu de l’oncle sur la rive guyanaise, tout proche de l’endroit où nous sommes. Il fréquentait l’école à une demi-heure de pirogue de leur carbet. Il étudiait, isolé, ne comprenant ni le maître, ni les conversations des autres enfants, il manipulait les lettres et apprit à les assembler en mots. Il vérifiait et contrôlait dans les livres d’images, seul, puis avec le professeur. Cette attitude réaliste, une fois adulte, il l’a maintenue et théorisée. Mesurer les impossibilités et en tirer les conséquences. Dans le cas de l’école, faire semblant de comprendre ne servait à rien sinon à perdre temps et dignité.
Après le dîner, l’oncle poursuit son monologue. – J’étais étonné de tes progrès en lecture, moi je n’ai jamais réussi à lire. Je t’ai montré un livre et t’ai demandé comment faire. Je me souviens encore de ta réponse. Tu m’as souri. Tu as articulé avec ta drôle de petite voix. « Un mot c’est... ». Tu as attrapé un bout de bois mort. « Pas… ». Tu m’as désigné un arbre puis une cabane. En écoutant le vieil homme, j’en déduis que les morceaux de bois, matières inertes, sans racines, on les assemble. Les mots, on en fait de même. Apparaît alors une maison que l’on habite ou un écrit que l’on comprend. – L’instituteur admirait ta rapidité à saisir la signification d’un texte et s’interrogeait sur ta fermeture aux jeux de mots ou aux phrases à plusieurs sens. Raymond m’avait expliqué que les pages, il n’en avait pas manqué : l’étendue du fleuve, les pierres plates, les nuages blancs. Les signes, il les lisait dans le dessin des racines courant sur le sol, le mouvement des arbres ou l’empreinte des insectes. Les rochers, la végétation, il les reliait en un tout. Quand lui à son tour voulait établir une signification, il l’écrivait en donnant de l’éclat aux flèches de pierre, aux plantes, aux rouleaux d’écorces, qu’il façonnait longuement. Il procéda de la même manière, à l’école, en décryptant les pages. Les nouveaux signes, ces traces sur la feuille de papier, il les associait, des allusions se dévoilaient et des univers se révélaient.
– Tu étais secret et malgré tout tu t’intégrais sans effort. Au village amérindien proche de l’école, chez l’un, chez l’autre, tu tirais des flèches, participais aux danses, aux fêtes. Le premier blanc, tu l’as vu lors d’un deuxième séjour de six mois chez moi. Tu avais dans les dix ans. Tu t’es caché puis tu es venu m’avertir. Deux familles s’étaient installées. Tu as observé leur nourriture, leur comportement. Rapidement, leurs enfants ont joué avec ceux du village. Ils comparaient leurs couleurs de peau. Les Amérindiens ont appris aux blancs à danser et à colorier les corps. Les blancs leur ont donné des vêtements. Auparavant, tu n’en portais pas souvent. Jusqu’à l’âge de dix ans, tu ne connaissais que la forêt. Quand tu m’as accompagné à la ville pour m’aider dans mon travail de menuisier, les maisons, surtout celles à étages, t’ont médusé. Lors de ce séjour, tu as rencontré une femme sourde qui avait deux enfants, dont un sourd de ton âge. Je ne t’avais jamais vu aussi heureux. Tu t’en souviens sans aucun doute !
– Ma deuxième naissance. J’ai appris à signer en trois mois. – Oui tu réclamais toujours de retourner chez eux. Raymond m’avait raconté le rôle de cette femme qui lui avait fait prendre conscience qu’il était sourd. Plusieurs après-midis par semaine des parents lui confiaient leurs enfants en échange d’un peu de nourriture. Quand un petit arrivait, habitué à rester à l’écart dans son entourage entendant, le regard fuyant, elle l’appelait à la façon sourde puis il devait appeler de la même manière un autre enfant. Dans cette école officieuse, cette personne simple sans formation a sorti plusieurs enfants de leur isolement et Raymond y vécut des moments merveilleux. L’oncle évoque maintenant l’adolescence de son neveu.
prochain épisode dans quinze jours...
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