Soirée cordels sur la Sécurité sociale le 20 novembre 2015 (2ème épisode)
par
popularité : 6%
Notre invité : Pierre Volovitch, économiste (retraité) de la santé
Nous rendons compte ici, sur le vif, d’une rencontre riche en questions autant que de réponses. Nos vifs remerciements vont d’abord à Pierre Volovitch, à sa disponibilité, sa gentillesse, qui n’ont d’égal que sa science de cette matière si complexe qu’est le fonctionnement de la Sécu. Ils s’adressent ensuite aux participants qui ont joué avec bonheur le jeu de questions tout aussi pertinentes.
Ce CR, vu son volume, a été fractionné en trois parutions,.
Pour en faciliter la lecture, nous publierons, en tête de chaque épisode, une petite table des thèmes traités.
Bonne lecture à tous !
Table des thèmes
Episode I
Bref historique de notre démarche 1
La « Sécu » : de quoi parle-t-on ? 2
La question de la fraude 3
Episode II
Tour de table sur les thèmes de la soirée 5
La Sécurité sociale : de 1945 à 2015 6
Démocratie et choix de dépenses de santé 8
En quoi consistent les dépenses de santé et quels en sont les « acteurs » ? 11
Episode III
Poser la question de l’organisation du système de santé 14
Qui dirige la Sécu ? 17
Conclusion : passer d’un système de soins à un système de santé 20
Episode II
Tour de table sur les thèmes de la soirée
On en était à recenser les sujets dont on voudrait parler ce soir. Puis Pierre partira sur les grands chapitres : quelles dépenses, quels financements ? On a besoin d’une vision d’ensemble plus assise pour discuter. A part la fraude, le « trou de la Sécu »… Notre sujet est l’assurance maladie. On n’oubliera pas de parler des risques de privatisation.
Question : J’aimerais qu’on parle des mutuelles et de l’ANI (accord national interprofessionnel) qui impose aux entreprises de fournir une mutuelle à leurs salariés.
Question : Est-ce que l’on va vers un système à l’américaine ?
Question : J’aimerais aborder aussi comment on peut démocratiquement réfléchir au financement de l’assurance maladie : quelles sont les dépenses qui nous paraissent les plus importantes en tant que citoyens au niveau de la santé ? Comment participer aux grands choix de dépenses de santé ? Quelles sont les instances, quels moyens ? Dans quelle mesure et par quels moyens les citoyens peuvent avoir leur mot à dire ?
Question : Pourrait-on redémocratiser la sécu, qui au départ était gérée à parité entre les salariés et les employeurs ? Comment aller à l’encontre du rôle de contrôle que s’est donné la sécu, avec un visage beaucoup moins sympathique pour les usagers ?
Question : Il y a aussi un problème actuel pour la sécu : le tiers payant, qui semble être un sujet explosif… ?
Remarque ML : D’autant plus explosif que le tiers payant cache la privatisation. Je fais le tiers payant à tout le monde. Pour ceux qui ont la CMUc ou qui sont pris en charge à 100% ce n’est pas compliqué, la Sécu me rembourse. Pour les autres, la sécu me paye 2/3, idéalement la mutuelle devrait me payer 1/3 restant : ce serait cela, le tiers payant généralisé. Nous demandons que ce soit la Sécu qui s’occupe du relais pour le paiement direct par les mutuelles. Actuellement, les mutuelles remboursent 1/3. Si la Sécu se désengage et que les mutuelles se mettent à rembourser 50%, avec le tiers payant généralisé, je ne m’en rendrais pas compte et les patients non plus. Sauf ceux qui n’ont pas de mutuelle, eux s’en rendraient compte…
Le tiers payant avec les mutuelles marche très bien dans les laboratoires, chez les cardiologues… mais le plus simple serait que la sécu rembourse à 100%. Nous avons un projet de cordel sur le système d’Alsace Moselle qui rembourse à 80%. Les gens cotisent en plus des cotisations salariales à une complémentaire sécu, mais selon leurs revenus et pas selon le risque. Et cela coûte moins cher car les frais de gestion de la sécu sont beaucoup moins élevés que ceux des complémentaires. C’est un système intelligent qui fait faire des économies à tout le monde et les gens sont mieux remboursés.
La Sécurité sociale : de 1945 à 2015
PV : La « Sécu » française (qui couvre les trois risques) a 70 ans. Elle n’est pas la plus ancienne. En 1870 la Prusse, dirigée par le Chancelier Bismarck bat la France et, dès les années 1880, les Allemands ont un système de sécurité sociale avec assurance maladie, vieillesse et un peu de famille (je ne suis pas sûr).
Pourquoi y a-t-il un système de « Sécu » spécifique en »Alsace-Moselle » ? Parce que la France gagne la guerre de 14-18. Une solution est alors de dire aux Alsaciens et aux Lorrains : vous redevenez Français. Bienvenus ! Et comme vous n’êtes plus allemands vous perdez la sécurité sociale. C’était difficile à annoncer ! La deuxième solution est de maintenir le système de Sécurité sociale en Alsace et en Lorraine, mais uniquement là. Possible ? La France est « une et indivisible ». On ne peut laisser un département français avoir une Sécurité sociale et pas les autres ? La République française doit résoudre le problème. On vote alors une première loi d’assurance sociale dans les années 30 (autant dire l’enthousiasme de la France pour résoudre ce problème, qui se posait depuis 1918 et on vote une première loi en 1930 – 12 ans après…). Puis arrive la deuxième guerre mondiale, à la fin de laquelle on crée un système de Sécurité sociale pour les salariés. Les agriculteurs et les artisans n’en veulent pas. On crée un système de Sécurité sociale pour les salariés du privé. Les fonctionnaires avaient déjà un système de leur côté. Donc, cela fait 70 ans que la Sécu existe mais nous ne sommes pas novateurs, d’autres pays, et en particulier ceux d’Europe du Nord nous ont largement précédé.
En matière de couverture maladie qu’est-ce qu’on crée en 1945 ? En 1945, la moitié des prestations d’assurance maladie sont des « indemnités journalières » pour cause d’arrêt de travail. Les fondateurs de la Sécu en 1945 pensent créer des revenus de remplacement. Pour les vieux : c’est la retraite. Pour ceux qui ont beaucoup d’enfants : ce sont les allocations familiales. Et pour les malades : ce sont les « indemnités journalières ». Puis le système a échappé à tout le monde, ce qui pose d’ailleurs la question de la démocratie. La part des dépenses de soins est devenue prépondérante et la part des revenus de remplacement en cas de maladie (les « indemnités journalières ») est devenue de plus en plus faible. Actuellement, les dépenses « d’indemnités journalières », dans mon souvenir, représentent 7% des dépenses d’assurance maladie : elles sont passées de 50% de l’ensemble des dépenses à 7%. La question à résoudre aujourd’hui est vraiment différente de celle de 1945. On peut fêter l’anniversaire de la Sécurité sociale, mais la Sécu et l’assurance maladie que l’on a à défendre aujourd’hui ne sont vraiment pas les mêmes que celles qu’on a créées en 1945. Il faut se poser d’autres questions. En 1945, on crée un système pour les salariés en copiant les Allemands. Quand on relit les textes de 1945, il n’était évidemment pas question de dire qu’on construisait un système allemand. Donc on a dit qu’on construisait un système « américain », parce que Roosevelt avait aussi mis en place un système de protection sociale. Notre système, parce qu’il nous vient de l’Alsace Lorraine, est un système financé par des cotisations (celles des salariés et celles des employeurs). Mais nous ne sommes pas complétement des Allemands. Pour les Allemands, depuis Bismarck, c’est 50% des cotisations par les salariés, et 50% des cotisations par les employeurs. Et quand les nazis arrivent, ils détruisent beaucoup de choses, mais ils ne touchent pas à la Sécu. Et quand les Allemands dans les années 90 mettent en place une prestation « dépendance », ils créent une prestation financée à 50% par les salariés, et 50% par les employeurs. En France il n’est pas question de mettre en place, et de maintenir dans la durée, ce type de répartition. La répartition des cotisations entre employeurs et salariés n’est pas la même dans l’assurance vieillesse, dans l’assurance familiale et dans l’assurance maladie, et elle a beaucoup varié au cours du temps. Ce qui permet de n’y rien comprendre. Puis, à un moment, on se dit que les mères célibataires sans emploi devraient avoir droit à quelque chose. Mais comme on est dans un système de cotisations, on cherche un « employeur » à qui faire payer les cotisations des mères célibataires sans emploi. Et on dit que « l’employeur » des mères célibataires sans emploi est la caisse nationale d’allocations familiales. Ajouter à ceci que, pour « aider l’emploi », on diminue les cotisations des salariés qui ont un petit salaire, qui viennent d’être embauchés…. . Résultat : les circuits de financement de la « Protection sociale » sont devenus d’une complexité telle que plus grand monde n’y comprend quelque chose (ce qui pose un réel problème en matière de démocratie)
Les questions que l’on a voulu résoudre en 1945 n’étant plus les mêmes que celles qu’il faut résoudre aujourd’hui, il pourrait être utile de se poser la question : cotisations ou impôts. On y reviendra. Mais juste pour faire un peu de provocation. Avec quel modèle social le système de la cotisation est-il cohérent ? Il est cohérent avec un système dans lequel il y a une famille et où l’apporteur de revenus de la famille est le père. Dans ce type de système, une femme qui vit avec son mari sans être active est couverte par l’assurance maladie au titre « d’ayant-droit » de son mari. Si elle trouve un travail, il se passe quelque chose de bizarre dans le système de cotisation. Puisqu‘elle a un emploi, elle paye des cotisations sociales … et son droit à l’assurance maladie reste exactement le même. Elle devient « assurée sociale » mais sa cotisation ne lui accorde pas plus de droits pour le remboursement des soins que lorsqu’elle était « ayant droit » . Seule nouveauté ,elle a droit à des « indemnités journalières » si elle est malade, c’est tout. C’est une des questions dont nous rediscuterons. On s’est beaucoup battu en France pour que l’impôt direct tienne compte de la composition familiale, du nombre d’enfants… A revenu égal, le célibataire sans enfants paye plus d’impôts que le père de famille nombreuse. Pour les cotisations sociales, le fait que l’on ait un enfant, deux enfants, quatre enfants…, ne change rien. Dans ce système, la cotisation sociale de l’homme célibataire marié sans enfants est exactement la même que celle de l’homme marié avec une femme et 4 enfants. C’est le système de la cotisation.
Sur les dépenses d’assurance maladie, je veux rappeler une chose : 75% des dépenses sont des revenus de professionnels de santé (pas seulement de médecins, de l’ensemble des professionnels de santé : infirmières, ambulanciers etc.). Les médicaments c’est important, mais ce n’est pas la dépense principale, et de loin. Le « soin » est une industrie de main d’œuvre. Notre pays a décidé de socialiser cette dépense en mettant en place une branche maladie de la Sécurité sociale. Vous prenez la ministre de la santé entre 4 yeux et vous lui posez la question : « le revenu moyen des cardiologues est 4 fois le revenu moyen des généralistes. Puisque nous socialisons cette dépense, QUI, un jour a pris cette décision ? » On connait la réponse : personne. On peut aussi demander à la ministre : « à votre avis quel devrait être l’écart souhaitable entre le revenu moyen des infirmières et le revenu moyen des médecins ? Est-ce que la collectivité juge légitime que les médecins gagnent 2 fois, 3 fois 4 fois ce que gagnent les infirmières ? Nous le finançons collectivement, on peut avoir une opinion là-dessus ». Je vous rassure, aucun ministre n’a la moindre opinion là-dessus. Nous socialisons une dépense composée de revenus sans avoir aucune réflexion politique sur les niveaux de revenus auxquels on pourra arriver. On retrouve les classiques du SMG : cela pose les problèmes du paiement à l’acte, du type de rémunération des soignants.
Démocratie et choix de dépenses de santé
La santé est-elle une question individuelle ou collective ? Ce dont je suis certain, c’est que la culture française fait de la santé une question essentiellement individuelle. La dimension collective de la santé est extrêmement peu présente dans les réflexions des élites françaises.
Je vais vous raconter l’histoire de l’expérience de l’Oregon. L’Orégon est un Etat américain du Nord-Est. Avant « l’Obama-care », ceux qui travaillaient étaient couverts par leur entreprise, ceux qui ne travaillaient pas n’étaient pas couverts. Mais même aux Etats-Unis, il y avait un système de prise en charge des vieux : « Medicare », et un système de prise en charge des pauvres : « Medicaid ». Medicaid était un programme fédéral qui fonctionnait avec des enveloppes fermées : quand l’enveloppe était terminée, il n’y avait plus de prise en charge. En Oregon, le gouvernement de l’Etat était assuré par des démocrates « de gauche » (ça existe), qui se sont aperçus qu’avec le système d’enveloppe fermée, il y avait des gens qui avaient droit à Medicaid mais qui n’y accédaient pas quand l’enveloppe était épuisée. Ce n’était pas juste. Comment faire pour que tous ceux qui y ont droit puissent accéder à « médicaid » tout en respectant l’enveloppe ? Ils ont décidé de « hiérarchiser » les dépenses. En haut de la liste, on place les soins les plus utiles, et en bas les moins utiles. On finance dans l’ordre de la liste. Comme ça, quand on n’aura plus de sous, ce qu’on ne consommera pas sera ce qui est le moins utile. Ils ont alors demandé à des économistes de calculer combien coûtait chaque type de soin et combien il faisait gagner « d’années de vie ». Et à partir de ces données, ils ont établi une hiérarchie avec tout en haut ce qui, à dépense égale, faisait gagner le plus « d’années de vie ». Et tout de suite on tombe sur un problème. On compte toutes les « années de vie » gagnées ou uniquement les « années de vie en bonne santé » ? Et puis, vivre avec un handicap est-ce le même « gain » que sans handicap ou est-ce que cela vaut « moins ». Et alors combien en moins ? Ils ont fait une liste, et ils ont tenté de l’appliquer. Manque de chance, la première maladie qui n’a pas pu être prise en charge parce que l’enveloppe était épuisée était une maladie dont on mourait à tous les coups et qui touchait principalement les enfants de moins de 10 ans. La décision politique qui consiste à dire que les pauvres qui avaient cette maladie et moins de 10 ans n’étaient plus éligibles à l’aide n’était pas tenable. Ils ont réalisé qu’ils ne pouvaient pas seulement faire du calcul économique mais qu’il fallait en discuter collectivement. Au cours de la discussion collective, des questions du type suivant apparaissent : il y a les gens qui sont touchés par une maladie, comme l’association des sclérosés en plaques par exemple, ou l’association des diabétiques de niveau x, qui vont essayer d’être plus prioritaires que les autres et on a des discussions sur : oui celui-là il a 52 ans, si je le soigne il va redevenir opérationnel, mais celui-ci qui a 80 ans…
Remarque : C’est vraiment l’horreur
PV : Oui, c’est l’horreur mais si on n’en discute pas collectivement, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de décisions qui sont prises, avec des maladies auxquelles on s’attaque prioritairement et d’autres qu’on laisse dans leur coin. En n’étant pas trop pessimiste, on sait que si une maladie touche plus des gens aisés, cultivés, il y a plus de chances que cela intéresse le système de santé que si c’est une maladie comme la silicose ou l’amiante…
Question : Si en France on voit la santé d’un point de vue individuel, il semblerait que les Français sont très sensibles aux inégalités sociales de santé, parmi les inégalités ce sont celles qui les préoccupent le plus. N’est-ce pas une vision collective ?
PV : Il y a chaque année, publiée par la DREES, une étude d’opinion sur plusieurs milliers de personnes où l’on demande aux gens de classer les inégalités, de la plus « acceptable » à la moins « acceptable ». Et c’est vrai que les inégalités devant la santé en général font partie des premières ou deuxièmes inégalités les plus insupportables et pour lesquelles il faudrait faire quelque chose. Cela ne suffit pas à donner une vision de la santé comme une affaire collective. Mais il y a des pays, et en particulier la Grande-Bretagne où il y a une vraie tradition d’études épidémiologiques et sur la santé publique. Dans le corps médical aujourd’hui en France, cherchez la place de la santé publique.
Remarque : En France, les patients acceptent mal la notion de santé publique ou santé collective. Ils veulent toujours qu’on leur réponde individuellement.
Remarque : C’est vrai que notre système de santé est essentiellement curatif et pas du tout basé sur la prévention. La Sécu d’aujourd’hui n’a pas les mêmes problèmes qu’en 1945. Mais elle est toujours basée, et c’est essentiel, sur un principe de solidarité : chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins, et ce principe reste valable. Et aussi, par rapport aux différences de revenus entre médecins et autres soignants et entre cardiologues et généralistes, il ne faut pas oublier qu’il y a des médecins qui s’enrichissent avec des dépassements d’honoraires qui ne sont pas remboursés.
PV : Absolument. Je donnais cet exemple pour dire que si l’on veut maintenir une assurance maladie qui prenne en charge à 100%, il va bien falloir que la Sécu considère que les revenus des professionnels de santé sont une question qui relève d’elle. C’est cela l’échec. On met en place en 1945 une Sécu pour les salariés, pas pour les agriculteurs ni les artisans…
Remarque : Ce n’est pas ce que voulaient les fondateurs.
PV : Oui, en effet, Laroque rêvait d’autre chose. Il y a la première Convention nationale où la Sécu négocie avec les professionnels, en 1970 (de 1945 à 1970, il a fallu 25 ans pour que l’Assurance maladie arrive à un accord national avec les médecins…) et en 1980 apparaissent les dépassements d’honoraires. La sécurité sociale n’a été capable de négocier sur la valeur de l’acte (même pas sur les revenus, uniquement sur la valeur de l’acte) avec les médecins seulement pendant une dizaine d’années de son histoire. Evidemment, les « dépassements d’honoraires » signifient que la Sécu dit que les tarifs des médecins ce n’est pas son problème. Allez-y si vous voulez, gagnez plus, la seule chose qui m’intéresse c’est ce que je dois rembourser, et pas vos revenus… Si on veut une assurance maladie qui respecte le principe « chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins », il va falloir négocier avec les professionnels de santé le niveau des revenus. Je sais que c’est un repoussoir mais on pourrait parler du NHS (National Health System) des Anglais : une fois par an, le ministère et l’organisation des médecins discutent du niveau de la « capitation » par médecin. En GB la « capitation » pour les titulaires de minima sociaux est un peu supérieure à celle de l’Anglais courant. Pour un professionnel de santé, on est mieux rémunéré si on prend en charge une personne pauvre. Et c’est la même chose pour les personnes de plus de 75 ans… En termes de vision collective, le ministère rend compte d’études de santé publique : « le diabète est en train de progresser », ou tel autre type de problème de santé ne s’améliore pas… Ce qui nécessite que le ministère ait des idées là-dessus. Et dans la négociation avec le médecin, on va améliorer la rémunération dans la mesure où elle correspond à des objectifs de santé publique. On peut discuter des critères sur lesquels on juge, avec le risque de choisir ceux sur lesquels on peut plus facilement faire un calcul mathématique. Mais on voit bien que l’on est dans une démarche très différente de la nôtre.
Remarque : Certains diront que c’est la démarche de la prime à la performance.
PV : Oui, mais à quel moment des sociologues, épidémiologistes etc., se sont-ils réunis pour dire que compte-tenu de l’évolution de l’âge, des conditions de nutrition etc., les problèmes de santé en France auxquels on devrait s’attaquer prioritairement seraient tels et tels… ? C’est comme les CAPI : on a vu apparaitre des thèmes comme le diabète, la mammographie, la vaccination contre la grippe. D’où cela sortait comme type de réflexion collective sur les problèmes de santé ? On ne voit pas bien…
Question : Pour revenir sur cette histoire de l’Oregon et pour poser une question faussement naïve : y avait-il eu une discussion collective avec la population sur cette horrible hiérarchie des maladies et d’autre part une mobilisation de la population pour qu’on augmente l’enveloppe ?
PV : Ce qui est intéressant dans l’épisode Oregon c’est que cela s’est passé exactement à l’inverse. Ils ont cru qu’ils allaient résoudre le problème d’un point de vue purement technique. Puis, ce qu’il s’est passé comme réaction les a amenés à organiser des « conférences de citoyens » et cela s’est un peu démocratisé. Ils ont été « sauvés » par la réforme d’Obama. Avec « l’Obama care » Medicaid n’existe plus, donc ils n’ont plus eu à se poser le problème. Quant à la question d’en demander plus pour les pauvres : Medicaid était le système d’assurance maladie aux Etats-Unis qui prenait en charge les pauvres et même en Oregon, il n’y a pas une majorité de la population qui se mobilise pour que l’on donne plus aux pauvres. Cette expérience a posé des questions intéressantes mais elle s’est arrêtée.
Remarque : Cela démontre qu’un système spécial pour les pauvres, c’est vraiment mauvais. Et c’est encore pire si on réunit les citoyens pour décider qui on va soigner, en fonction de l’âge ou en fonction de la pathologie.
Remarque : Dans les faits, il y a des maladies prestigieuses pour lesquelles les médecins sont formés pour les voir, et il y en a d’autres qu’on ne voit pas parce que ce sont des maladies de pauvres, moins prestigieuses, avec moins d’enjeux financiers. De fait, il y a des malades dont on s’occupe parce que c’est à la mode, et il y a des gens qui sont exclus du soin. L’horreur est déjà là en France. Il y a les rares études épidémiologiques en France qui disent que les mammographies sont proposées à des femmes de milieu socioculturel élevé ; quand on est immigrée, ou en situation précaire, on ne te propose pas de faire une mammographie. En dehors de la discussion sur si c’est utile ou pas utile. Les pauvres s’assoient sur le bord du fauteuil ; ils viennent parce qu’ils ont 40° de fièvre ou un lumbago, personne ne va chercher ce qu’il y a derrière. C’est la discrimination par rapport aux pauvres, et elle existe tous les jours. Et même chez des docteurs de gauche : parfois sur une erreur médicale, je me demande pourquoi je ne l’ai pas vue, et pourtant j’ai un regard plutôt social.
En quoi consistent les dépenses de santé et quels en sont les « acteurs » ?
Question : tu nous as dit que 75% des dépenses d’assurance maladie servaient à couvrir les dépenses des professionnels de santé. Quel pourcentage représentent-elles dans le budget total de santé de la nation ?
PV : C’est pour ça qu’il ne faut pas s’adresser à un économiste retraité qui est parti depuis 7 ans… Au ministère je travaillais avec une collègue qui dressait les « Comptes de la santé ». Elle savait que pour faire des vrais « Compte de la santé » il aurait fallu qu’on sache mesurer le coût de la prévention… En France, ce qu’on appelle dépenses de santé ce sont des dépenses de soins. Alors ma collègue ajoutait quelques lignes de dépenses car elle savait que tel organisme avait fait une campagne sur l’alcool etc. Mais c’était tout. Ce que l’on connait ce sont les dépenses de soins. Nous sommes, et de plus en plus dans un système où l’assurance maladie couvre le « gros risque » car les assureurs n’en veulent pas. Mais les assureurs veulent bien du « petit risque », car là il y a des sous à se faire. On n’est pas dans un système de privatisation mais dans une dualité où le système public, financé par la collectivité, prend en charge le « gros risque » tandis que le « petit risque » est pris en charge par des mutuelles qui existent, entre autres, parce que l’entreprise qui finance une mutuelle pour les salariés paye des cotisations en moins. C’est une diminution des recettes publiques qui aide à financer de la dépense privée. Donc c’est une privatisation un peu spécieuse. L’assureur qui veut couvrir tout seul, uniquement avec l’épargne des futurs malades leurs dépenses de santé existe peut-être mais je ne le connais pas. Ce sont soit des assureurs publics soit des assureurs privés qui négocient avec les pouvoirs publics des contreparties. Il y a des mécanismes de marché quant aux choix des assureurs mais ils ne prendront pas en charge seuls les gros risques. Cela ne les intéresse pas : l’incendie oui, mais pas la santé, c’est trop risqué.
Question : pour revenir aux dépenses de l’assurance maladie, si 75% couvrent les revenus des professionnels de santé, les 25% qui restent, ce sont les hôpitaux ?
PV : Non les hôpitaux sont compris. Plus de 75% des dépenses de l’hôpital sont destinées à payer les infirmières, les médecins, les ambulanciers… Que le salaire soit versé comme un salaire de la fonction publique ne change rien. C’est toujours un revenu qui est financé par l’Assurance maladie. Les 25% qui ne sont pas des revenus de professionnels ce sont les médicaments et les investissements en matériel médical : les scanners etc. Tout ceci à un coût. Mais heureusement la santé n’est pas une industrie où les machines font tout. Si aujourd’hui on soigne les gens avec plein de machines il faut aussi des infirmières 24h sur 24 qui sont là, des kinés, des aides-soignantes. Personne ne reste tout seul dans son caisson. Ce qui pose problème c’est de dire : nous, collectivité, avons décidé de prendre en charge cette dépense, mais nous, collectivité, n’avons aucune idée sur la composition de cette dépense. Il faut choisir. Ou on ne prend pas cette dépense collectivement en charge et il est alors logique que chacun fasse ce qu’il veut. Mais si on prend collectivement cette dépense en charge il faut , au moins, se poser la question de la nature de cette dépense. Là, il y a un vrai problème. En France, si on dit aux médecins, tels qu’ils sont aujourd’hui, que l’on va s’intéresser à leurs revenus, ça va évidemment être dur ! Mais on peut aussi se dire que l’on va faire les choses en se donnant le temps sur le long terme, en préparant les réformes, pas en disant qu’on va faire le tiers-payant tout en ignorant techniquement comment cela va bien pouvoir se faire…
Question : Sur le « trou de la Sécu », ce fameux trou dont on parle, que peut-on dire ? Les gens sont persuadés que le trou est énorme…
PV : Restons au « trou de la Sécu ». C’est une différence entre les recettes et les dépenses. Pendant très longtemps, la Caisse nationale d’assurance maladie, de1945 à la loi Juppé, était gérée avec ce qu’on appelle des « comptes de ménagère ». La ménagère regarde dans son porte-monnaie combien il lui reste. Et chaque année, à la fin, quand on faisait les comptes on découvrait ô surprise : le « trou de la Sécu ». Aucune entreprise ne fonctionne comme ça. Elle a un budget. Elle prévoit. En 1995 Juppé a dit : ça suffit, on va se faire un budget prévisionnel, qui s’appelle dorénavant l’Objectif national de dépenses de l’assurance maladie (ONDAM). Mais en même temps, pour des raisons de politique macro-économique, je veux serrer la vis. Je suis dans un pays où depuis 10 ans les dépenses d’assurance maladie augmentent de 5% et je décide un ONDAM qui va augmenter de 2.5%. Et à la fin de l’année, je dis : Oh ! Qu’est-ce qui se passe, j’ai dépensé plus que prévu. Le film était évidemment écrit d’avance. Pour dire les choses autrement : un déficit, c’est une différence entre des recettes et des dépenses. Un déficit peut augmenter parce que les dépenses augmentent plus vite que l’on ne l’avait prévu. Mais il peut augmenter parce que les recettes augmentent moins vite que ce que l’on avait prévu. Regarder un déficit sans regarder d’où il vient (s’il résulte d’un problème sur les recettes ou s’il résulte d’un problème sur les dépenses) c’est le meilleur moyen de ne rien voir du tout. Quand il y a un déficit il faut se demander : est-ce que j’ai eu assez de recettes ou est-ce que j’ai eu trop de dépenses, ou bien les deux mais ce sont plutôt les recettes qui ont manqué etc. Que ce soit avant quand on faisait les « comptes de ménagère » ou depuis l’ONDAM il y a une gestion politique de ce chiffre. Ce chiffre on l’utilise pour dire : il faut serrer les boulons. Dans la façon de construire le chiffre on peut s’arranger pour dire, à la fin, qu’il n’y a pas assez de sous. Est-ce que cela veut dire que c’est un chiffre faux ? Est-ce juste une construction politique ? Et dès lors il suffirait de construire les choses politiquement autrement ? Certains le pensent. Mais le fait que ce chiffre soit « construit » politiquement ne signifie pas que c’est purement un « artefact ».
Les dépenses de soins augmentent. Il y a plein de domaines où l’économie ne sait rien dire, mais là je crois qu’elle sait. Les économistes classent les biens entre « biens inférieurs » et « biens supérieurs ». Les « biens inférieurs » sont ceux dont la part dans la dépense totale diminue quand on devient plus riche. Type de « bien inférieur » : l’alimentation. Plus je suis pauvre et plus la part des dépenses alimentaires est importante dans mon budget. Plus je suis riche et moins elles prennent de place, car si je suis 4 fois plus riche je ne vais pas manger 4 fois plus de choses et je ne vais pas me nourrir que de caviar. Les « biens supérieurs » sont ceux dont la part dans le budget total augmente quand on est riche. Typiquement ce sont les dépenses de santé : tant qu’on sera mortel, on essaiera de retarder le moment de mourir. Les dépenses de santé n’ont pas de « plafond » Dès qu’on a fini de soigner une maladie, il faut soigner celle d’après. On arrivera toujours à produire des produits plus perfectionnés qu’avant. Quand on invente une nouvelle technique d’investigation, on ne supprime pas la précédente, on utilise les deux et on en invente une troisième, et en tant que malade je trouve ça très bien. D’autre part, nous l’avons déjà vu, la dépense de santé est à la source des revenus des professionnels de santé. Ceux-ci font partie de la partie la plus éduquée de la population. Si on se met à penser que la partie la plus qualifiée de la population va voir ses revenus augmenter moins vite que la partie moins qualifiée, on invente un truc que l’on a peu de chances d’observer dans la réalité Les dépenses de santé vont donc augmenter. La question que l’on devrait se poser, et c’est ici que la démocratie peut jouer son rôle, c’est, une fois que l’on sait que cela va augmenter, est-ce qu’on décide collectivement que cela doit augmenter de 2% par an, de 4% par an ou de 10% par an. Cela va augmenter, c’est sûr, mais à quelle vitesse cela va augmenter ? Une remarque : plus vous êtes dans un pays où la dépense est socialisée, plus c’est le système d’assurance publique qui prend en charge cette dépense, et plus elle augmente lentement. Elle augmente, mais lentement. Et plus vous êtes dans un pays où la dépense n’est pas socialisée, plus elle augmente rapidement. Parce que le malade individuel est très mal placé pour négocier les prix avec le professionnel de santé. Le seul acteur social qui est assez bien placé pour mener cette négociation c’est un acteur collectif de type étatique. Les dépenses de santé (on devrait dire les dépenses de soins) vont augmenter, la question est à quel rythme ? Et on retombe sur ce que disait Madame Polton : évidemment, si on a une croissance de 6%, la question de savoir de combien va augmenter la dépense de santé est plus facile à résoudre qu’avec une croissance de 0.7%. Évidemment, en période de croissance économique plus faible, la question du bouclage macroéconomique des dépenses de santé est plus difficile. Mais l’idée qu’on s’en sortirait mieux en diminuant la dépense publique de santé et en laissant la dépense privée augmenter est complètement catastrophique. Car la dépense privée va augmenter plus vite que la dépense publique. Chez les Américains, jusqu’il y a peu de temps, les dépense de santé représentaient 12% du PIB. Un record mondial. Sur leurs 12% de PIB qui allaient aux dépenses de santé, heureusement 6% (la moitié) allait à Medicaid et Medicare, c’est-à-dire à des systèmes publics. A l’autre bout de l’Atlantique, il y avait le NHS anglais où la dépense de santé est représentée pratiquement seulement par du public, et était à 7% du PIB. Les Américains qui avaient un système où tout le monde n’était pas couvert par le système public finissaient par dépenser presque autant pour leur système public que les Anglais. Le système privé coûtait plus cher au total sans que les dépenses publiques en soient diminuées.
Remarque : L’Angleterre a décidé d’augmenter à 8%...
Question : Les dépenses de santé augmentent. Dedans, il y a une grosse part, 75%, qui concerne les revenus. La grosse part des revenus est-elle représentée par des gros salaires ou plutôt des petits salaires ?
PV : si on dit que les dépenses de santé vont augmenter, le seul débat qui doit avoir lieu, c’est : est-ce que nous, collectivement, voulons qu’elles augmentent de 2.5 ou de 5% ? Juste derrière il y a la question de la répartition : combien pour les chirurgiens, combien pour les médecins, pour les dentistes, pour les kinés, pour les aides-soignantes ?
Question : J’ai l’impression que ce n’est pas sur l’humain que l’on va augmenter les dépenses, mais plus sur la technique, est-ce que l’appareillage ne va pas chasser de plus en plus l’humain ?
PV : Il est intéressant de voir que les personnes qui travaillent auprès des personnes âgées ne sont pas comptées dans les dépenses de santé, on s’est arrangé pour qu’elles soient sur un autre budget. Un certain nombre de pays ont tenté – mais ce sont des données qui datent de 9 ans - de changer la composition des professionnels qui interviennent. Quand on regarde la structure de l’emploi des soignants en Grande Bretagne, on voit qu’il y a moins de médecins que chez nous et beaucoup plus d’infirmières et de paramédicaux. Ce qui d’ailleurs conduit à ce que les médecins britanniques ont des revenus supérieurs à ceux des médecins français. Les Néerlandais ont décidé de transférer 25% de l’activité des médecins à des infirmières qualifiées. En France, il y a eu des tentatives de réfléchir à cette question. Lors d’un colloque sur le transfert de tâches, toutes les organisations d’infirmières étaient là, mais aucune organisation de médecins. Même si c’est anecdotique. C’est une décision collective à prendre : comment on organise les soins, comment on répartit les tâches ? Il peut y avoir des critères économiques ou d’autres critères : donner plus de choses à faire aux infirmières n’est peut-être pas indifférent. Ce que je crois deviner des médecins du NHS, c’est que, tout ce que quelqu’un qui n’a pas fait 7 ans d’études est capable de faire, il/elle le fait avant son intervention. Mais, pour le rapport humain, le NHS n’est pas conçu pour que le médecin reste ¼ d’heure avec son patient pour le chouchouter, il est là pour repérer quel organe est malade… C’est vraiment le type de question qu’il faudrait que l’on se pose : est-ce que c’est ce type de médecine que l’on veut ? De fait, en France aujourd’hui, la composition des soignants est le résultat d’évolutions historiques, il y a eu le numerus clausus qui a fait que le nombre de médecins est réduit dans certaines zones, donc les infirmières dans ces zones-là doivent pouvoir prendre un peu de leur activité. Mais il n’y a pas de débat ni de discussion là-dessus.
Remarque : Si je ne me trompe, dans la loi qui est en discussion, la nouvelle loi de santé, ce glissement de tâche est prévu.
Remarque : La comparaison avec les infirmières du NHS et les infirmières françaises est surprenante, car les infirmières françaises font déjà des gestes techniques qui normalement sont des gestes qui devraient être faits par des médecins, comme poser une perfusion. Et elles le font tout le temps, heureusement car sinon les services ne fonctionneraient pas. Je crois que les infirmières britanniques ne le font pas. Elles sont plus dans leur rôle d’infirmières. Par contre elles ont une formation générale plus poussée.
Remarque : En effet, les infirmières anglaises n’ont pas le droit de faire ces gestes techniques, et pas non plus les prises de sang, ce sont les étudiants qui font ça toute la journée.
Commentaires