Une leçon de démocratie

dimanche 18 octobre 2015
par  Outils du soin
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Discours de Selahattin Demirtas à l’enterrement d’un membre du HDP tué a Ankara samedi dernier

commentaire et traduction intégrale de Zeynep Jouvenaux (teşekkür ederim !)

"Selahattin Demirtaş est le co-président du parti d’opposition de gauche HDP (réduit souvent à cet adjectif "pro-kurde" en France, mais ce discours prouve encore une fois qu’il transcende tellement cette seule étiquette communautaire et déjoue superbement les pièges d’assignation ethnique.)

Donc je reprends, le co-président du parti d’opposition de gauche qui rassemble les gens de gauche en Turquie, qu’ils soient kurdes ou pas, a fait ce discours tout à l’heure alors qu’il se rendait à l’enterrement d’un membre de son parti, tué samedi lors du rassemblement pacifiste à Ankara.

Ce beau passage : "Nous ne sommes pas tous Kurdes, nous ne sommes pas tous Turcs. Nous ne sommes pas tous Alévis, nous ne sommes pas tous Sunnites. Nous sommes tous différents. Mais nous sommes tous unis, comme les graines d’une même grenade, nous avons mis notre cœur, notre courage au service de la paix" résonne avec ce qu’il avait dit samedi soir, où il répondait encore une fois aux attaques du premier ministre :"Nous sommes ceux qui meurent. Nous sommes les Turcs, nous sommes les Kurdes, nous sommes les policiers, nous sommes les soldats, nous sommes les victimes. C’est nous qui mourrons. Ce sont nos enfants qui meurent. Pas les vôtres [qui échappent au service militaire]."

Quelle belle façon d’en finir avec l’enfermement identitaire et autres assignations à résidence, que de dire à la fois que nous sommes tout et que nous ne sommes rien. Et de poser enfin les vrais rapports de force (oserais-je dire "de classe" ?)

Traduction intégrale de l’intervention de Demirtas :

"Concernant les attentats à la bombe survenus à Ankara avant-hier, qui peut nous garantir qu’il n’y avait pas, au sein de l’Etat, des éléments qui ont facilité, encouragé ces attentats ? Nous en avons vécu, vu tant d’autres attaques. Jamais aucun coupable n’a été arrêté. A chaque fois, des forces de l’Etat ont agi comme facilitatrices pour ces crimes. Le premier ministre ment. Ce gouvernement n’a pas lutté contre le Daech, il l’a soutenu, il a facilité les opérations de Daech. Contre qui ont-ils mené des opérations ? A qui ont-ils passé des menottes ? A de jeunes internautes pour avoir tweeté [contre la politique du gouvernement, contre le président]. A des étudiants d’université pour avoir manifesté. Ce sont eux qui ont été arrêtés, places en garde à vue, brutalement, en subissant des violences policières. Avez-vous vu un seul membre du Daech parti en garde à vue menotté ? Non, personne n’a vu ça. Dans ce pays, si vous dirigez l’association des droits de l’homme, vous ne pouvez pas travailler tranquillement, mais si vous êtes membre du Daech, vous pouvez travailler, agir en toute tranquillité. La Turquie est devenue un pays comme ça. Je parle en connaissance de cause quand je dis que l’Etat est coupable. Les barbares du Daesh mènent leurs activités en toute quiétude dans ce pays. Ils recrutent de nouveaux membres, ils sont aidés dans ce pays pour recruter.

Ils bénéficient d’infrastructures pour s’approvisionner, pour leur logistique, ils reçoivent de l’argent, des armes, des informations. Tout le monde sait tout ça en Turquie. C’est pourquoi, toutes ces allégations, ces accusations de ce premier ministre menteur qui nous accuse de terrorisme, nous les lui retournons à l’identique. Ca suffit maintenant ! C’est vous qui soutenez la terreur, le terrorisme, c’est vous qui nourrissez le Daech, nous, nous sommes le parti qui s’échine pour mettre fin à la violence.

[A Ankara, au rassemblement pour la paix du samedi] des milliers de personnes sont venues de toutes parts du pays, non pas pour soutenir HDP, mais pour clamer la paix. Le dénominateur commun de ces personnes réunies samedi, c’était ça, ils appartenaient tous à des formations qui désirent la paix. Les seuls absents ce jour-là étaient les représentants des partis politiques qui veulent au contraire la guerre. Je rappelle qu’il y avait plusieurs personnes appartenant à divers partis politiques, samedi. Issus d’environ une vingtaine de partis et formations politiques différents.
Ils n’étaient pas tous membres du HDP. Ils ne s’étaient pas déplacés pour soutenir le HDP. Ils sont venus que le sang arrête de couler, ils sont venus pour la paix. Et on nous accuse encore aujourd’hui d’être le prolongement de formations terroristes.

Aujourd’hui, le premier ministre a prononcé un mensonge éhonté, je l’invite à présenter ses excuses. Il a affirmé que j’avais fait des déclarations, des tweets qui incitaient à la violence, que j’avais appelé les populations à s’armer, à avoir recours à la violence. Il dit qu’ils ont tout un dossier avec mes appels et autres tweets. Moi je suis prêt à démissionner. Qu’ils prouvent j’ai lancé un tel appel, ou un même appel qui peut sous-entendre cela. Ils en ont les moyens, ils ont des équipes payées à baliser les réseaux sociaux. Qu’ils prouvent cela et je démissionnera sur le champ, dès ce soir. Aussi bien de mes fonctions de co-président du parti HDP et de mon mandat de député d’Istanbul. Nous n’avons jamais lancé de tels appels, et nous n’en lancerons jamais. Nous n’avons jamais encouragé personne à prendre les armes, nous n’encouragerons jamais le recours à la violence. Nous, on parle de résistance. On parle de rester debout devant la tyrannie, devant vos oppressions fascistes.Nous appelons à la résistance avec notre cœur, notre conscience, et toujours par des moyens pacifistes, par des solutions politiques, civiles. Ce sont toujours ces modes de combat que nous avons préconisés. 100 personnes sont mortes samedi, et nous avons continué à dire la même chose, nous continuerons. Aujourd’hui, je suis à l’enterrement d’un ami qui était candidat de notre parti aux prochaines élections. Nous croyons aux politiques démocratiques, nous croyons que la solution réside dans des voies politiques, parlementaires, c’est pour ça que cet ami était au HDP. Nous étions unis pour mettre fin aux injustices qui règnent dans ce pays, par des voies démocratiques. Nous ne sommes pas tous Kurdes, nous ne sommes pas tous Turcs. Nous ne sommes pas tous Alévis, nous ne sommes pas tous Sunnites. Nous ne sommes pas tous des Hommes, nous ne sommes pas tous des Femmes. Nous sommes tous différents. Mais nous sommes tous unis, comme des graines d’une même grenade, nous avons mis notre cœur, notre courage au service de la paix. L’ami que nous enterrons aujourd’hui arpentait les rues d’Istanbul, allait de porte à porte pour porter le message, l’espoir de paix de HDP à nos concitoyens d’Istanbul. Et samedi dernier, il s’était déplacé à Ankara, toujours pour la paix. Nos amis, nos frères, nos sœurs ont été massacrés par des barbares que vous nourrissez. On nous dit « unissons-nous face à la douleur ». Oui bien sûr, unissons-nous, c’est qu’il faut faire. Mais qu’on ne nous dise pas « unissons-nous autour de AKP [parti au pouvoir]. Qu’on ne fasse pas cette injure. Unissons-nous en tant que peuples, en tant qu’êtres humains. Pas sous la bannière de quelque parti que ce soit. Autour de notre humanité seule. Que personne ne nous dise de nous réunir autour de cette conception de l’Etat, à l’origine de ces massacres. Que personne ne nous dise de faire corps derrière cette conception de l’Etat capable d’attacher des corps inanimés à un blindé pour les traîner dans la rue [référence à ce qui s’est passé à l’Est de la Turquie, il y a quelques semaines : un jeune Kurde torturé, tué par les forces de sécurité turques, a été traîné dans la rue, attaché à un blindé]. Unissons-nous, rejoignons-nous autour de notre humanité. Notre humanité est plus grande, plus précieuse que l’Etat. L’Etat est là pour nous servir tous, ce n’est pas une instance sacrée à laquelle nous devons nous asservir.

Qu’on ne m’insulte pas sous prétexte que j’ai critiqué l’Etat. Désolé, mais cet Etat a du sang sur les mains.

Cet Etat a fait des coups, a commis des massacres, des génocides. Il a réprimé, torturé, il a tué, aussi bien des militants de gauche que de droite, des personnes portant le foulard, des Sunnites, des Alévis, des jeunes, des vieux. Qu’on ne nous présente pas cet Etat comme une blanche colombe, pure, innocente comme un nouveau-né. Qu’on ne nous ordonne pas de serrer les rangs, de nous unir autour de cet Etat-là. L’Etat doit rendre des comptes, devant les peuples. Comment est-il possible qu’en plein milieu de la capitale, ces barbares peuvent venir faire exploser des bombes ? Aucun membre de l’Etat n’a démissionné. Les dirigeants que nous avons en face de nous gratifient d’un sourire narquois quand on leur parle de démission [allusion au ministre de la justice qui parut amusé quand un journaliste a demandé s’il y aurait des démissions après les attentats].

Que personne ne vienne nous défendre cet Etat. L’Etat, ça devrait être nous, ça devrait être la rue. Pas cette mascarade qui se déroule à Ankara. L’Etat, ce sont les peuples, les ouvriers, les commerçants, les jeunes, les fonctionnaires, les ouvriers de la mine. Qu’on n’essaye pas de nous faire avaler ces clowns à Ankara comme des représentants sacrés que nous aurions le devoir de vénérer. Je sais qu’ils se mettent en colère quand je dis tout ça. Je sais. Les vérités sont dures à entendre, ça fait mal. Mais nous devons continuer à les dire. Sinon, nous ne pourrons pas en venir à bout de ces polarisations, de ces tensions, de ces conflits, de ces hostilités réciproques qui rongent ce pays. La vérité, la justice, l’égalité, on doit parler de tout ça afin que nous nous tenions debout, ensemble.

Le premier ministre nous reproche de ne pas être unis dans la douleur, il ne m’appelle pas prétextant que j’ai accusé, insulté l’Etat. Mais ce qu’il entend par Etat, c’est quelque chose qu’il considère comme sa propriété privée. Il me lance « mais comment oses-tu accuser mon Etat ? ». Il estime que l’Etat est un bien dont il aurait hérité, dont il aurait le droit de jouir à titre personnel. Comment est-ce possible ? L’Etat appartient au peuple, vous, vous l’avez confisqué, vous en avez fait un Etat privé, régi avec des unités contre-insurrectionnelles privées [allusion à la cellule Gladyo dont il se dit qu’elle mène des actions contre-insurrectionnelles. L’Etat a déjà fonctionné ainsi dans le passé [avec recours à des unités de contre-guérilla] et vous, vous avez perpetué cette tradition

Voilà pourquoi nous vous tenons pour responsables, voilà ce pourquoi nous vous demandons des comptes. Ces personnes tuées payent des impôts à cet Etat. Les proches de mon ami tué samedi, ils payent tous des impôts. Pourquoi payent-ils des impôts ? Ils attendent des services publics d’éducation, de sécurité, de justice. Ils attendent ça de toi, c’est ça ton mandat, toi qui es dans les appareils de l’Etat. Mais tu ne remplis pas ton rôle. Tu ne les protèges pas. Tu les matraques parce qu’ils ne partagent pas tes opinions. Tu leur balances du gaz lacrymogène, tu les emprisonnes. Tu ne leur offres pas la possibilité d’une éducation dans leur langue, arguant que cette langue n’est pas la tienne. Tu ne les juges pas équitablement dans tes tribunaux parce qu’ils ne sont pas affiliés à ton parti. Voilà pourquoi tu constitues un Etat criminel. Tu dois rendre des comptes. Alors que tu assures la sécurité des rassemblements de ton propre parti avec des milliers de policiers, tu ne fournis rien pour les rassemblements de ces gens qui pourtant te payant des impôts, tu les livres en pâture. C’est pourquoi tu es coupable.

Vous ne pourrez pas dissimuler tout cela. Vous ne pourrez pas vous défiler, en m’accusant moi, en me prenant pour cible, jusqu’à soutenir presque que c’est moi, Demirtas, qui ai commis ce massacre.

Si en toi, nous avions vu un premier ministre qui avait lutté contre le Daech, qui avait enquêté, fait le nécessaire après les attentats de Diyarbakir [explosion à la bombe lors d’un rassemblement du HDP, quelques jours avant les élections de juin.], de Suruç [explosion à la bombe lors d’un rassemblement pacifiste pour aider les victimes du Daesh ; par la suite, l’assemblée nationale a voté contre l’institution d’une commission d’enquête sur cet attenant, commission revendiquée par le parti HDP], si nous avions reconnu en un valeureux opposant au Daesh, après le massacre d’Ankara nous nous serions tournés vers toi. Nous t’aurions dit « viens vénérable premier ministre, viens, unissons nos forces pour lutter ensemble contre le terrorisme ». Mais toi, tu es un premier ministre qui a pratiquement félicité les personnes qui rejoignaient les rangs de Daech [le PM turc avait déclaré notamment qu’on ne pouvait pas parler de formation terroriste pour désigner le Daech, mais d’un rassemblement de personnes mécontentes des injustices commises à l’égard des sunnites dans la région]. Comment veux-tu être crédible à nos yeux ? Tu nous reproches de ne pas te respecter, de ne pas te rendre visite. Tu es un premier ministre intérimaire. On verra où on en sera le 2 novembre [des élections sont prévues le 1er novembre]. Là on pourra faire le décompte et dire qui doit se rendre auprès de qui. Le seul pouvoir auquel nous ferons allégeance est le pouvoir du peuple. Ce n’est pas parce que vous avez confisqué le pouvoir avec votre gouvernement intérimaire que nous devons supporter vos insultes. D’un côté, vous nous matraquez, vous nous massacrez, de l’autre, vous attendez que l’on fasse allégeance, que l’on s’incline devant vous. Ca ne marche pas comme ça.

Nous sommes là pour servir la totalité de la société, des peuples de Turquie, sans faire aucune discrimination. Nous sommes prêts à donner nos vies pour cela. Et nous ne cillerons pas devant votre tyrannie, votre violence. Chers frères et sœurs, en ces jours si difficiles, ce que je peux vous dire ceci : les douleurs vont et viennent. Plus les douleurs sont partagées, moins elles pèsent. Ce qui reste, ce sont les amitiés, notre humanité. Ne perdons jamais cela. N’agissons pas par haine, par désir de vengeance. Nous savons bien, en Turquie les opprimés ont toujours souffert, tout au long de notre histoire. D’autres identités (culturelles) aussi ont souffert. La seule solution pour sortir de ce cycle vicieux, est de se donner la main. En ces jours si durs, unissons-nous autour de nos douleurs, de notre humanité. Je ne dis pas « unissons-nous autour de HDP », je ne dis pas « unissons-nous autour de telle ou telle identité précise, de telle obédience politique ». Unissons-nous en tant qu’êtres humains, tels que nous sommes nés tous, tels que Dieu nous a faits. Nous sommes tous des êtres humains avant tout. Ces jours difficiles seront derrière nous, vous verrez. Et pour la mémoire de nos camarades morts à Ankara, nous instaurerons la paix dans notre pays. Ne perdez pas espoir. C’est notre espoir en la paix qui nous permet de tenir debout. Mes condoléances à nous tous. Je vous souhaite de la patience, je demande la grâce de Dieu pour notre camarade décédé, pour tous nos camarades. Et de la patience pour ceux qui restent. Merci et merci mes frères [aux équipes de son]."


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