Plan de l’enquête :
I - Pensée unique et autocensure
II - Ombres de Chine et d’Occident
III - Les vrais enjeux de l’Himalaya
a) L’analogie soviétique
b) La cicatrice vietnamienne
c) Le château d’eau de l’Asie
d) Le Plateau d’Albion d’une armée rééquipée
e) Révélations sur le sous-sol
f) La symbolique du toit du monde
g) La vieille peur des invasions barbares
h) Le maintien de l’hégémonie occidentale
IV - Lointain Tibet, entre mythe et réalité
V - Autonomie ou indépendance ?
VI - Mao, le Dalaï Lama et la CIA
VII - La tradition de la trahison, depuis l’ère britannique
VIII - À quoi sert Reporters Sans Frontières ?
IX - Le vrai visage des chefs religieux
X - La bombe médiatique du 14 mars 2008
XI - Fausses photos : de l’Irak au Tibet
XII - Mobilisation chinoise et spectre de Rocky
XIII - À quoi servent les Jeux Olympiques ?
XIV - Sous le masque de Gandhi
XV - La grande erreur altermondialiste
XVI - L’opium de la soumission
XVII - Ne pas boycotter un pays mais une dérive globale
XVIII - Dire non à l’inhumanité comme à l’hypocrisie
Ce que je vais dire risque de choquer la plupart d’entre vous. C’est à propos de l’une des nombreuses formes de pensée unique entretenues par les grands médias, en particulier en géopolitique. Une pensée unique qui me semble bénéficier, comme à chaque fois, d’un panurgisme déconcertant, d’un effet de mode superficiel et d’un oubli irraisonné des nuances de l’histoire. Mais je me trompe peut-être et je suis, bien sûr, ouvert à toute antithèse solidement argumentée qui pourrait contredire mon point de vue (le débat est ouvert, ci-dessous, dans l’espace « commentaires »). C’est une joie quand on aime la philosophie que d’être loyalement contredit et cette joie est double quand on découvre ses erreurs. C’est un véritable cadeau qui aide à avancer.
I – PENSÉE UNIQUE ET AUTOCENSURE
Comme tout le monde, je reçois beaucoup de mails concernant le Tibet, la Chine et le Dalaï Lama. On me propose parfois de signer des pétitions (par exemple, celle-ci : www.avaaz.org, dont la formulation ainsi que la photo-montage reflètent exactement ce qui me dérange). Mais à l’inverse de la plupart de mes amis, je ne le fais jamais. Sans pour autant m’en expliquer auprès d’eux. C’est un tort, j’en conviens. Peut-être ai-je cru inaudible mon petit son de cloche et mes amis trop passionnés pour l’entendre ? Peut-être était-ce de l’autocensure, voire de la lâcheté ? Il est toujours plus confortable d’éviter de parler de ce qui dérange, divise et fait problème.
En discutant avec des confrères – auteurs également proches des thèses altermondialistes, écologistes, antimilitaristes ou non-violentes –, j’ai senti chez eux la même hésitation à contredire le tabou fabriqué par la pression médiatique unilatérale (et peut-être à décevoir leurs lecteurs). Cela m’a fait l’effet d’un miroir reflétant les mêmes stigmates, les mêmes lueurs télévisuelles sur la nuque à l’heure d’écrire, la même leçon répétitive, la même dictée insidieuse et prégnante… la même autocensure. Nuancer la situation au Tibet et critiquer son roi-dieu-pape en exil serait-il devenu immoral ? Au regard de qui ? Dans quel type de rapport au lecteur ? Que s’est-il donc passé pour que nous en arrivions à une telle autocensure ?
N’étant pas précisément un auteur qui garde sa langue dans sa poche (le contenu du site peut le confirmer si vous ne m’aviez jamais lu), j’ai donc décidé d’approfondir ce sujet qui rappelle, à s’y méprendre, les dérives de la démoscopie. J’ai écrit un premier édito, publié ici le 30 mars 2008, puis un second le 18 avril : celui-là même que vous êtes en train de lire. Entre temps, j’ai passé une vingtaine de jours à améliorer mon information et ma réflexion sur le sujet, sans certitudes a priori, jusqu’à la rédaction de ce second texte [1] au sein duquel je vous recommande la centaine de liens hexagonaux et internationaux.
II - OMBRES DE CHINE ET D’OCCIDENT
Évitons d’entrée tout malentendu : la République Populaire de Chine n’est vraiment pas ma tasse de thé et je reconnais ses innombrables entorses aux droits humains. La liste est longue, bien connue et insupportable. Mais l’Occident y est-il étranger ?
Le laojiao (rééducation par le travail) est une horreur inspirée de nos bagnes, eux-mêmes pas si lointains. La grève est interdite, ce qui peut sembler paradoxal dans un régime communiste, mais pas quand il est stalinien ou maoïste et surtout quand cette disposition fait la joie des sociétés américaines ou françaises qui se sont implantées depuis la conversion de Den XiaoPing au capitalisme financier. Les libertés individuelles sont au sous-sol, à la cave, à la fosse commune, sauf pour les hommes d’affaires chinois ou étrangers dont les poches sont pleines et les caprices insatiables. Les tribunaux chinois sont les adeptes les plus fervents de la peine de mort (470 exécutions en 2007, d’après le rapport 2008 d’Amnesty International), loin devant ceux d’Iran (377), d’Arabie Saoudite (143), du Pakistan (135) et, en cinquième position mondiale, des Etats-Unis (42). Mais rapporté au nombre d’habitants, c’est le riche et fidèle allié de l’administration Bush qui détient le macabre record [2] : 1 condamné pour 150.000 habitants en Arabie Saoudite contre 1 condamné pour 3 millions en Chine. La police chinoise surveille (avec Yahoo), censure (avec Google), brouille les communications indésirables (avec Thalès) et enferme (avec Bouygues). Les mafias chinoises et trusts occidentaux exploitent ensemble la misère, l’ignorance et la soumission, et partagent des profits vertigineux.
La croissance chinoise [3] n’est pas seulement une opportunité financière, mais aussi macro-économique car elle favorise le dumping social et la remise en question du droit du travail et des acquis sociaux en Occident. La Chine est l’ultime prétexte à la liquidation d’un siècle et demi de luttes, alors qu’elle devrait, au contraire, justifier l’abandon immédiat du processus international de dérégulation. En ce sens, Hu Jintao (Président de la République Populaire et secrétaire général du parti) n’est pas seulement l’ennemi de son peuple démuni, flexible, non syndiqué, sous payé, mais également celui des classes défavorisées du monde entier. Et il n’est pas le seul. À ce titre, il n’est pas tant le représentant d’une nation, fût-elle un empire, que d’une convergence d’intérêts transnationaux. Hu Jintao n’est rien d’autre que le « ministre du travail » du nouvel ordre mondial installé progressivement depuis une vingtaine d’années.
III - LES VRAIS ENJEUX DE L’HIMALAYA
Alors, pourquoi ce conflit flagrant entre les puissances occidentales et la Chine ? Pourquoi cette tension qui se manifeste à travers les médias, à commencer par ceux qui appartiennent aux grands amis de nos dirigeants politiques ? En quoi la Chine les gêne-t-elle, à nouveau ?
D’abord, une question toute bête : le président français supporterait-t-il que son premier ministre lui fasse de l’ombre ou marche sur ses plates bandes ? Non, bien sûr. Et il n’est pas le seul dans ce cas ! Tout pouvoir se méfie des forces montantes à ses côtés. L’idéologie qui transforme, jour après jour, le monde en marchandise, est avant tout une idéologie de la chose. Tout peut être utile, quantifiable, consommable et commercialisable, tout ! Même les êtres humains qui sont ramenés au rang de choses et d’instruments. Il est donc logique qu’en instrumentalisant autrui, dans la compétition pour le pouvoir, les winners n’aient pas envie de se faire « doubler », même par ceux qui leur sont utiles.
a) L’analogie soviétique
Certes, il y a des similitudes entre la Chine de 2008 (carte ici) et l’Union Soviétique de 1991. À l’époque, l’U.R.S.S. est brutalement passée de 22 à 17 millions de km2, en subissant successivement la sécession de nombreuses « républiques », dont plusieurs ont diversement bénéficié d’un appui américain reconnu depuis [4]. Peu importait à l’administration américaine, à la NED (voir plus loin) et à la CIA, que les nouveaux pouvoirs mis en place fussent, pour la plupart, aussi totalitaires que le précédent (et majoritairement cléricaux). Le sabre et le goupillon ont été et restent les meilleurs alliés de la politique extérieure américaine, de Pinochet à Ben Laden, comme de sa politique intérieure baignée de mégalomanie militaire et puritanisme religieux. L’essentiel étant de diviser l’adversaire, pour mieux l’affaiblir et régner seul avec ses vassaux sur l’ordre du monde. On remarque d’ailleurs une proximité de dates marquant les coins enfoncés dans « les » rideaux de fers : 1989 n’est pas seulement l’année où le mur de Berlin est tombé, mais aussi celle qui a vu la dernière grande crise tibétaine, au mois de mars (selon Hu Jintao, alors responsable de la province, les émeutes auraient été initiées par des commandos infiltrés puis exfiltrés venus de Darahmsala ; cette thèse est très répandue en Chine, mais complètement rejetée en Occident). Un mois plus tard, le 15 avril, commençaient les événements de la Place Tian’anmen…
b) La cicatrice vietnamienne
Certes, il existe une vieille haine américaine spécifique envers la Chine. Car ce n’est pas l’Union Soviétique qui a tiré les principales ficelles du plus grand échec géopolitique américain, de sa plus terrible défaite militaire, de son humiliation médiatique la plus calamiteuse (et la plus soutenue par les opinions publiques du monde entier). Sans la Chine, le Vietnam ne serait sans doute pas devenu le David triomphateur d’un Goliath américain trop sûr de lui. Un Goliath à genoux, que pourrait devenir à son tour la Chine dans son bras de fer médiatique contre le David tibétain épaulé par l’armada communicationnelle des puissances occidentales.
c) Le château d’eau de l’Asie
Certes, le territoire tibétain est le château d’eau de l’Asie, tant pour l’eau potable (denrée qui se raréfie) que pour l’énergie des barrages, sans oublier l’irrigation des terres agricoles et, en particulier, des rizières. Cette eau représente un enjeu considérable, d’autant plus dans un contexte climatique inquiétant.
d) Le Plateau d’Albion d’une armée rééquipée
Certes, l’Himalaya est la rampe de lancement naturelle de la plupart des missiles nucléaires chinois (le « Plateau d’Albion » d’une armée rééquipée, profitant d’une forte augmentation de son budget, estimée à 17% en 2007). Même si lesdits missiles sont fabriqués plus au nord, au Xinjiang [5]. Même si, comme partout ailleurs, les sous-marins (plus discrets et mobiles) sont privilégiés pour se charger de cette menace. L’émergence économique de la Chine s’accompagne, en effet, d’un renforcement militaire qui inquiète l’hégémonie américaine. Preuve en est la « petite guerre des étoiles » à laquelle se sont livrées les deux superpuissances, en déployant leurs démonstrations de forces par médias interposés. Le Pentagone n’a pas du tout apprécié la pulvérisation par la Chine de l’un de ses vieux satellites par l’un des missiles dernier cri. Il s’est donc empressé de faire de même [6], comme aux heures sombres de la guerre froide américano-soviétique.
e) Révélations sur le sous-sol
Certes, les montagnes tibétaines regorgent de cuivre, d’or, de chrome et d’uranium, ressources indispensables à la course en avant technologique. Et, surtout, elles recouvrent une immense quantité de pétrole et de gaz d’après les révélations du journal China Daily, le 5 septembre 2001 (les J.O. venaient d’être attribués à Pékin deux mois auparavant). Les premières évaluations dépassent les 4 milliards de tonnes soit 28 milliards de barrils (dans un bassin datant de 180 millions d’années). Le site pétrolifère principal semble près de Qiantang, déjà exploité par ailleurs.
f) La symbolique du toit du monde
Certes, le massif himalayen est le toit du monde, le dernier étage, la terrasse avec vue sur laquelle tout tyran veut s’asseoir. Le poids de la symbolique est loin d’être négligeable en géopolitique, sinon Churchill et Roosevelt n’auraient pas insisté auprès de Staline pour obtenir la Grèce, berceau culturel de l’Europe (et donc indirectement des Etats-Unis), en janvier 1945 à Yalta.
g) La vieille peur des invasions barbares
Certes, l’Europe, justement, entretient une fascination et une peur ancestrales de la Chine. La Chine représente pour elle l’autre bout d’un même socle transcontinental, le Finistère opposé, l’altérité absolue (d’où le racisme latent qui traverse l’opinion publique et les médias). Cette attitude rappelle la vieille crainte historique des invasions barbares, en particulier l’Empire romain affaibli puis brisé par l’Est. L’Europe a toujours eu peur de l’Est et a toujours espéré en l’Ouest, bien que ce soit l’inverse de la course du soleil. Au XXème siècle, cette peur était incarnée par l’Union Soviétique. Au XXIème siècle, au-delà des menaces de l’islamisme moyen-oriental, elle est plus profondément incarnée par la Chine dont la puissance économique montante s’ajoute à la masse de sa population face à une Europe vieillissante et fragile économiquement. Il est par conséquent facile – pour qui veut – d’exciter progressivement cette peur au point de faire de l’autre, non pas exactement un ennemi, mais un épouvantail utile à la manipulation politique et sociale.
h) Le maintien de l’hégémonie occidentale
Mais l’essentiel est que la Chine gêne par la place croissante qu’elle occupe sur la scène internationale, d’Amérique du Sud en Afrique et d’Europe en Océanie. Le problème principal est celui du pouvoir [7]. Comment sauvegarder l’hégémonie occidentale, et en particulier américaine, sur un monde qui se relève lentement de ses humiliations passées, qui décolonise lentement son imaginaire – après avoir obtenu une faible et relative indépendance politique – et qui s’interroge de plus en plus sur l’exploitation qui persiste partout, bien après les temps coloniaux ? Comment continuer à faire avaler les couleuvres de l’OMC, du FMI et de la Banque Mondiale qui annihilent tout exercice réel de souveraineté politique, économique, financière et alimentaire ? Comment continuer à faire du reste du monde (« les restes du monde » selon la formule très juste du Groland) la main d’œuvre servile et bon marché ainsi que la terre qu’on ponctionne et qu’on épuise ? Voilà les seules et véritables questions qui intéressent nos dirigeants « défenseurs (sélectifs) des Droits de l’Homme ».
IV - Lointain Tibet, entre mythe et réalité
Qu’est-ce que le Tibet, en réalité ? Le Tibet au-delà de l’imaginaire occidental d’un pays tranquille, où l’on vit en « robe de chambre », sans souci de corps ni d’esprit, avec de beaux paysages et de langoureuses musiques, avec un Yul Brynner à lunettes en guise de roi-dieu-pape (« Sa Sainteté l’Océan de Sagesse ») qui sait tout et répand partout dans le monde un éventail fleuri de lieux communs, mêlant évidences, arguments d’autorités et parodies de la plus niaise des philosophies. Quelle est précisément cette pâle copie de Gandhi – qui n’utilise en rien ses méthodes historiques ni n’a les mêmes relations stratégiques –, ce théocrate relooké à qui l’on sert la soupe médiatique dans un panégyrisme qui n’a d’égal en France que celui qu’on réserve à Zidane [8] ?
Le régime des Dalaï Lama était l’une des théocraties féodales les plus arriérées du monde, qui pratiquait sans vergogne le servage, l’esclavage, l’enlèvement d’enfants [9] et la torture. Et ce n’est pas sur l’initiative de l’actuel Dalaï Lama (intronisé en 1940 et au pouvoir depuis 1950) que ces pratiques ont été abolies, mais par la Chine, en 1959, et ce, contre la volonté de l’oligarchie cléricale très attachée à ses privilèges [10]..
V - Autonomie ou indépendance ?
Depuis la fin du dix-neuvième siècle, l’Empire Britannique (qui voulait étendre son influence asiatique au-delà des Indes) a eu des vues sur le Tibet et a plusieurs fois essayé d’en prendre le contrôle, comme le Japon en Mandchourie, La Russie en Mongolie intérieure ou ce même Empire Britannique sur divers ports ou îles devenus comptoirs commerciaux [11]. À l’époque, l’exposition universelle de Paris 1900 continuait à aiguiser les appétits pour une dernière phase de colonisation : celles du dernier grand empire oriental (car il ne restait quasiment plus rien d’autre à se partager sur les cinq continents !). À la même époque, les Etats-Unis se rapprochaient déjà en s’offrant les Philippines (1898, perdues en 1935, puis à nouveau en 1946). L’expédition britannique du Colonel Younghusband (en 1904) a mis le Tibet à feu et à sang. Tout ça pour essayer de mordre une part du gâteau chinois. Pourtant, le Tibet est sous le contrôle continu de la Chine depuis le Moyen-Âge [12], même s’il s’agit d’un contrôle plus ou moins distendu ou lointain. Pied de nez de l’Histoire : c’est même l’autorité chinoise qui a installé le premier Dalaï Lama au XVIème siècle. Par la suite, c’est sous la forme d’un protectorat de 1720 à 1911 que s’est exercé ce contrôle.
L’actuelle question d’un surcroît d’autonomie est donc pleinement légitime. Celle de l’indépendance est, peut-être, plus discutable. Il y a, d’une part, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (avec qui à leur tête ? Le Dalaï Lama ? Est-ce vraiment la volonté de la majorité des Tibétains ? Comment organiser un véritable processus d’autodétermination, sans manipulations venues de la Chine ou des Etats-Unis, avec une population qui a toujours vécu sous l’influence de pouvoirs religieux ou idéologiques écrasants, d’où qu’ils viennent ?) et, d’autre part, le risque d’un début de balkanisation asiatique, à la recherche du plus petit dénominateur commun. Dans quelle mesure doit-on favoriser un clanisme en quête de pureté communautaire, religieuse et ethnique ? Comment considérer une démarche qui refuse obstinément tout métissage, en arguant de la pureté originelle et du repli sur soi ? Bien des mouvements intégristes dans le monde sont fondés sur ces mêmes valeurs, des mormons aux talibans, sans oublier les partisans intransigeants du Mont Athos et les adorateurs les plus pathétiques du Vatican.
VI - Mao, le Dalaï Lama et la CIA
La première grande révolte tibétaine contre le gouvernement chinois n’est intervenue qu’en 1956, à Litang. Exactement entre la fin de la guerre de Corée et le début de celle du Vietnam, et quelques mois après le projet de bombardement nucléaire de la Mandchourie par le Général Douglas MacArthur (pour soutenir une intervention des forces chinoises nationalistes du Guomindang22 préparées par la CIA ; la Chine ne disposait par encore de la bombe A, acquise officiellement en 1964), projet qui fut la cause de son limogeage par le Président Truman. Bien que motivée par une tension locale bien réelle, cette première révolte était un pur produit de la guerre froide américano-communiste, rappelant certains des procédés utilisés, à la même époque, en Amérique du Sud ou en Asie du Sud-Est par la CIA (les fameuses « opérations noires »). Le but était de déstabiliser et d’affaiblir la jeune République Populaire de Mao, née en 1949, deux ans après l’indépendance de l’Inde. Au vu des années qui ont suivi, cette stratégie n’a rien donné de bon, sinon à rendre la Chine encore plus dure, rigide et parano (Révolution culturelle), comme tous les régimes autoritaires se sentant menacés.
Durant trois ans, les Britanniques et les Américains ont soutenu plusieurs tentatives de rétablissement du Dalaï Lama. Mais ce cheval de Troie religieux de leurs intérêts géopolitiques et commerciaux n’a pas fonctionné comme prévu. Après une dernière tentative menée à Lhassa en 1959, l’actuel Dalaï Lama (qui avait alors 24 ans) dut fuir le Tibet et se réfugier, dans un premier temps, à l’ambassade américaine en Inde. Tenzin Gyatso (puisque c’est le nom du quatorzième Dalaï Lama) stipule avoir été informé secrètement que les autorités chinoises ne lui faisaient plus confiance et qu’un attentat se préparait contre lui. C’est ainsi qu’il se retrouva à la tête d’un gouvernement provisoire tibétain en exil, soutenu par les États-Unis au grand dam de la Chine qui commençait parallèlement à se venger au Vietnam, dans un projet symétrique de déstabilisation de l’opinion publique occidentale. Tenzin Gyatso ne séduisait pas encore l’Occident avec sa « moraline » esthétique pour bobos en mal d’espérance et sa pléiade de sentences dignes de l’Almanach Vermot. C’est en Inde, durant les années soixante qu’il s’inspirera de l’image de Gandhi (non violence, tolérance, patience...) pour essayer d’améliorer la sienne et proposer un Bouddhisme tibétain de plus en plus séduisant en Occident, au service de son positionnement dans ce conflit.
VII - La tradition de la trahison, depuis l’ère britannique
Déjà, de 1910 à 1912, le Dalaï Lama précédent (le treizième) s’était réfugié en Inde sous la protection de l’armée coloniale anglaise, avant de retourner au Tibet avec elle en 1912 pour une tentative de restauration particulièrement violente, notamment à l’égard des révoltes paysannes. Ces révoltes étaient tournées contre la théocratie locale et despotique, et non contre la Chine alors lointaine et protectrice. Elles soulignaient l’analogie avec la féodalité cléricale en Europe : toutes les terres appartenaient au Dalaï Lama, à l’oligarchie et aux monastères (dont certains possédaient plusieurs milliers de serfs et jusqu’à 25.000 serfs pour le monastère de Drepung !) alors que les paysans asservis représentaient une grande part des habitants du Tibet. Ce treizième Dalaï Lama n’a cessé, par la suite, de critiquer l’insurrection indienne puis la décolonisation demandée par Gandhi. Pourquoi ? Pour rester du côté de ses alliés anglais. Il est assez drôle de songer que le Dalaï Lama suivant, Tenzin Gyatso, a essayé, plus tard, de copier l’image universellement respectée du Mahatma.
L’Angleterre coloniale a cherché à imposer et rétablir des monarques un peu partout dans le monde, durant plusieurs siècles. C’était même son activité diplomatique principale [13]. Elle agissait certainement selon ses valeurs et sa vision du monde, mais aussi et surtout dans son propre intérêt géopolitique et commercial.
VIII - À quoi sert Reporters Sans Frontières ?
Depuis soixante ans, la politique extérieure américaine est exactement calquée sur les vieux procédés de l’Empire britannique. Ses guerres ne se situent pas seulement sur le terrain militaire et diplomatique, mais aussi économique et médiatique (au point que des historiens s’interrogent, ouvertement ou en privé par crainte de vindicte, sur les circonstances exactes de Pearl Harbor et celles, également difficiles à vérifier, de l’effondrement des Twin Towers qui ont justifié la mise en place du Patriot Act, la hausse massive des budgets militaires, comme pour le Vietnam 38 ans plus tôt, et qui ont justifié deux guerres dans des pays hautement symboliques, stratégiques et riches en ressources énergétiques). D’où la nécessité de se doter de moyens financiers pour faire du lobbying à grande échelle. Plusieurs structures ont été créées dans ce but. La dernière en date par Ronald Reagan, sur les conseils de George Bush père (autrefois directeur de la CIA), en 1983. Elle a joliment été appelée la National Endowment for Democracy (ned.org), plus connue sous son sigle NED. Elle soutient financièrement des partenaires de la CIA ainsi que des syndicats, associations et partis politiques lui étant utiles.
Reporters Sans Frontières est fortement subventionné par la NED, comme l’a reconnu Robert Menard, (son fondateur controversé, secrétaire général perpétuel et porte-parole surmédiatisé), sur un forum du Nouvel Observateur le 18 avril 2005. RSF a également reçu le soutien financier du Center for Free Cuba dirigé par son ami Franck Calzon, proche ou membre de la CIA. Faut-il y voir la raison pour laquelle RSF attaque vigoureusement les adversaires principaux des Etats-Unis (Cuba, Venezuela, Chine…) et s’applique à ne jamais soulever les problèmes des médias américains, britanniques ou français [14] ?
Les institutions et structures périphériques du Dalaï Lama à Dharamsala seraient essentiellement financées par l’administration américaine, d’après le Vice-Président chinois Zeng Qinghong (et les principaux responsables du PCC). C’est probable, mais difficile à vérifier. À plusieurs reprises, le Dalaï Lama a refusé d’en parler. Malgré son nom, la NED soutient aussi toutes sortes de régimes et de groupes bien souvent militaires, notamment en Amérique latine.
IX - Le vrai visage des chefs religieux
Le « gourou saint du Tibet » (ou littéralement « océan de sagesse ») est une pièce-clé dans la partie d’échecs qui oppose les intérêts américains et chinois. Karol Wojtyla, alias Jean-Paul II, a tenu le même rôle aux côtés de Reagan et Thatcher, dans les moments clés de la lutte anticommuniste et de la mondialisation néolibérale. Le clergé catholique le plus intégriste de ces 50 dernières années [15] a contribué à l’affaiblissement de l’URSS en Europe de l’est, pendant que les Talibans de Ben Laden faisaient de même en Afghanistan. Les américains ont gagné cette longue guerre froide avec des alliés le plus souvent cléricaux, monarchistes (ou oligarchistes) et traditionalistes. Et ils se préparent à faire de même en d’autres points du globe à commencer par l’immuable colosse aux pieds d’argiles qu’est la Chine, devenue un compétiteur économique, financier et même militaire un peu trop puissant (le procédé visant à faire pression sur la Chine est soutenu, le 8 avril 2008 sur France 2, par l’un des
alliés de la politique extérieure américaine).
Pour bien comprendre le rôle de certains chefs religieux dans la lutte contre le communisme, il faut auparavant dissiper un malentendu. Malgré son Prix Nobel de la Paix (1989) et sa Médaille d’Or du Congrès des Etats-Unis (2007), Sa Sainteté le Dalaï Lama (Tenzin Gyatso) n’est pas plus un homme de paix que Sa Sainteté bis le Pape Jean Paul II (Karol Wojtyla) ou que Sa Sainteté ter le Pape Benoît XVI (Joseph Ratzinger). Certes, ils se prévalent tous de la non-violence. Ils appellent tous à la paix. Mais dans les faits, la réalité est beaucoup plus complexe (et l’histoire est sans équivoque). Il est également idiot d’avancer que les Bouddhistes seraient en général moins belliqueux que les Catholiques et que les autres populations religieuses. Ce lieu commun est infondé. C’est mal connaître l’histoire des grandes nations bouddhistes de l’Asie [16] : du Japon à la Thaïlande et de la Corée au Sri Lanka (sans oublier la Birmanie dont les similitudes avec l’affaire tibétaine ne semblent pas être le fruit du hasard). Les Bouddhistes ont brimé, opprimé, torturé et fait couler le sang entre bouddhistes comme avec des non-Bouddhistes, y compris sous la féodalité tibétaine durant des siècles de tyrannie [17]. La plupart des sociétés à majorité bouddhiste n’ont pas mieux traité leurs minorités religieuses que d’autres religions en situation d’hégémonie ailleurs dans le monde. Elles n’ont pas moins rendu serviles et soumises leurs populations. Elles n’ont pas moins nié les individus. Ce contresens est à l’origine d’un préjugé tenace qui nuit à l’examen critique de la crise tibétaine (en questionnant l’opinion publique occidentale, on vérifie aisément l’existence du présupposé qui en découle).
X - La bombe médiatique du 14 mars 2008
L’information est également sujette à caution. Que s’est-il vraiment passé le 14 mars dernier ? Les médias occidentaux évoquent d’une même voix un soulèvement spontané et un peu violent qui aurait été réprimé avec disproportion. Le Dalaï Lama affirme ne pas avoir contribué à cette hausse de la tension (FR3 le 19 mars 2008), mais il est contredit par plusieurs reportages occidentaux tournés juste avant le début des événements (France 24 le 10 mars 2008 qui montre le Dalaï Lama faisant monter la pression, ce qu’il va nier avoir fait quelques jours plus tard). La Chine, quant à elle, souligne des points communs entre la genèse des événements et les procédés bien connus des commandos indigènes conseillés (voire formés, voire infiltrés puis, éventuellement, exfiltrés) par la CIA. Notamment la méthode dite « du feu » qui consiste à menacer de brûler les maisons ou/et les personnes pour que des habitants-parents-villageois, choqués, rejoignent des manifestations violentes puis se retrouvent seuls responsables des dégradations, les initiateurs ayant disparu (témoignage sur xinhuanet.com). Le 15 mars, un clip vidéo venu de Chine à l’attention des occidentaux (réalisé en version anglaise) expose les arguments de la « République Populaire », en déclinant divers arguments, cartes historiques, multiculturalité du pays, création d’infrastructures au Tibet... Bref : une antithèse également discutable, certes, mais nécessaire : cliquer ici.
Il a fallu du temps pour que les observateurs occidentaux acceptent de parler de « manifestants très violents » puis de « lynchage de chinois » (voir sur le sujet l’enregistrement de l’émission Arrêt sur images du 23 mars 2008). Le 27 mars, deux semaines après les émeutes, Le Monde accuse les chinois d’avoir raté leur « com » (ici), mais la vindicte médiatique n’est plus aussi forte [18].
XI - Fausses photos : de l’Irak au Tibet
Surgit alors « l’affaire de la fausse photo », à partir du 30 mars : une photo présentée sur la plupart des sites pro-Tibet comme une preuve de la perversité de la Chine qui serait allée jusqu’à déguiser ses soldats en moines pour provoquer les émeutes et justifier la répression (toute l’histoire est bien racontée ici, sur le site de rue89 ). D’autres cas de fausses photos sont signalés par Marie Coleman dans La Matinale de Canal + le 16 avril 2008. Principalement des images de manifestants tibétains molestés par des policiers qui ne sont pas chinois, contrairement aux légendes, mais népalais ou indiens. Un clip vidéo chinois rassemble et commente un nombre invraisemblable d’erreurs dans la presse occidentale (ici). Sont-elles volontaires ? Et, si oui dans la majorité des cas, pourquoi ?
Toute cette nébuleuse d’images fausses rappelle étrangement celles qui furent diffusées en 2003 au sujet de l’Irak (ici).
XII - Mobilisation chinoise et spectre de Rocky
De leur côté, les Chinois sont convaincus d’une manipulation visant à leur nuire juste avant les J.O.. Certains pressentent la volonté occidentale de faire du Tibet le premier domino d’une série qui passerait par le Xing Jiang (Turkestan oriental) et la Mongolie du Sud. Les journaux télévisés occidentaux sont placés sur des sites chinois de vidéo en ligne et provoquent des manifestations. Durant le calamiteux passage de la flamme olympique à Paris, une championne chinoise handicapée (handisport) est bousculée durant son relais. La scène n’est pas diffusée entièrement sur les médias occidentaux : on ne voit que les militants pro-Tibet essayer de s’emparer de la flamme pour l’éteindre. Mais des photos plus précises sont diffusées en Chine (notamment dans ce clip), suscitant des réactions outrées puis un début de boycott des magasins français, à commencer par les 122 hypermarchés Carrefour implantés dans le pays soutenu par 94% des chinois. Les médias officiels chinois jouent la carte de la victimisation, de la mobilisation et de l’unité nationale, en occultant la part de responsabilité de Pekin dans cette crise. Certaines figures médiatiques de la Chine sont mises à contribution pour contrer l’implication de stars internationales côté occidental. Jin Jing, la jeune athlète chinoise qui a perdu sa jambe droite durant son enfance à cause d’un cancer, devient une héroïne dans son pays, symbolisant le "courage national dans l’adversité", et reçoit le surnom de "ange souriant avec une chaise roulante". Pour éviter que la contre-attaque médiatique et commerciale chinoise ne se concentre trop sur la France, Henri Guaino conseille, mi-avril, au président Sarkozy une lettre publique d’excuses à la championne handisport chinoise, transmise par l’intermédiaire de Christian Poncelet, président du Sénat, en visite à Shanghaï. Malgré une invitation à revenir en France avec la promesse d’un meilleur accueil, Jin Jing se refuse à tout commentaire.
De part et d’autre, la répétition d’images et de paroles millimétrées rendent difficile l’examen critique et fabrique l’évidence à laquelle se greffe le tabou de la remise en question. La nuance est dérangeante. L’analyse documentée peine à se faire entendre…
Aux Etats-Unis, certains imaginent déjà le retour du gentil Rocky Balboa sur un ring, au milieu d’un monastère tibétain, contre le plus grand des méchants militaires chinois (c’est bien connu, les chinois sont tous des militaires, de même que les russes l’étaient tous également). Face-à-face : le bien et le mal. Qui n’imagine pas déjà le militaire chinois au front terne et au regard livide sous l’œil pétillant d’intelligence du brave Rocky ? Dans le jargon bouddhiste : « Reiki, ça c’est un Aum ! ».
XIII - À quoi servent les Jeux Olympiques ?
Désormais, la grande question en vogue, c’est : « faut-il être pour ou contre le boycott de la cérémonie d’ouverture des J.O. ? » (cf. soirée Théma du premier avril sur Arte ; lire le sondage CSA/RSF). Jusqu’ici on pourrait croire que, nuançant les circonstances et leurs causes multiples, j’en viendrai tout naturellement à refuser tout boycott, selon l’usage de ceux (très rares) qui modèrent l’hystérie médiatique. Il n’en est rien. Bien au contraire.
De quoi parle-t-on en réalité ? Qu’est-ce que les Jeux Olympiques aujourd’hui et n’ont-ils pas un lien étroit avec les principales causes que nous avons identifiées ?
Cela fait longtemps que les J.O. se sont éloignés de l’idéal grec antique. Ils sont aujourd’hui à l’image du monde. Dès l’aube des Jeux Olympiques modernes, la devise du Baron de Coubertin annonçait ce qu’allait devenir la société contemporaine : une folle course en avant. Citius, altius, fortius (« plus vite, plus haut, plus fort »). Qu’est-ce que l’Olympisme au XXIème siècle ? Une opaque machine à fric, inondée de publicité, de droits télévisuels colossaux, de partenaires commerciaux tyranniques (hégémonie de Coca-cola à Atlanta, interdiction de tee-shirts de marques concurrentes à Athènes…). Le gigantisme prévaut sur la simplicité, la compétition sur la participation, le patriotisme sur l’universalisme, l’argent sur l’humain.
Le Comité International Olympique est devenu l’un des clubs privés les plus puissants de la planète. En son sein, les représentants des fédérations et des athlètes sont minoritaires (plus de 70 membres sur 115 sont cooptés). Peut-on s’étonner de son opacité, de son manque de démocratie quand on connaît l’itinéraire de ses dirigeants, depuis la figure controversée du Baron de Coubertin ? Qui a oublié Juan Antonio Samaranch, riche noble espagnol et sombre franquiste [19] ? Il a été le président intransigeant du C.I.O. de 1980 à 2001, en dépassant allègrement les 12 ans de mandats maximaux prévus par le règlement intérieur du C.I.O.. Qui a encore confiance en Jacques Rogge, l’actuel président depuis 2001, digne successeur de Samaranch (chirurgien belge anobli au titre de comte) et fortement critiqué pour sa gestion des Jeux d’Athènes et sa préparation des Jeux de Pékin ? Qui peut considérer comme un détail le fait que le principal bailleur de fonds du C.I.O. soit le trust audiovisuel américain NBC, proche de la Maison Blanche ? Qui ne voit pas que les « Jeux Olymfric » consacrent aujourd’hui la mondialisation du capitalisme financier ?
Dans cette logique, donner les J.O. à la Chine était une décision politique, cohérente de la part du C.I.O., qui plus est durant une période de légère amélioration des relations internationales avec ce pays. Sept ans plus tard, la situation a un peu évolué, mais l’essentiel n’est pas remis en cause. Car l’essentiel est que la respectabilité d’un état ou d’une personne ainsi que les honneurs qu’ils méritent se mesurent à leur puissance financière. L’attribution des J.O. a couronné la balance commerciale et la croissance économique les plus spectaculaires à la surface du globe. La Chine est en cela Championne du monde. Elle est donc logiquement habilitée par un organisme sans scrupule à recevoir les délégations nationales de champions.
Aujourd’hui les deux géants jouent des coudes. Les Etats-Unis rappellent dans ce cadre à la Chine que le pouvoir d’influence est un caractère majeur de la superpuissance et qu’en la matière, Pékin n’est pas au niveau de Washington et doit faire des concessions, comme lever son veto sur la question iranienne au Conseil de Sécurité de l’ONU. Doit-on prendre parti pour le responsable du Darfour ou celui de l’Irak ? Faut-il boycotter l’un plutôt que l’autre ? Et pourquoi pas les J.O. dans leur ensemble [20], vu leur évolution et ce qu’ils signifient aujourd’hui ?
XIV - Sous le masque de Gandhi
Tout comme Bernard Arnault [21] et les principaux magnats de l’économie, le Dalaï Lama est contre toute forme de boycott. Pas même celui de la cérémonie d’ouverture. Son dévoiement des méthodes de Gandhi auxquelles il dit se référer voit son paroxysme dans ce choix. Le Mahatma prônait la « non-violence active » et non la soumission, le « boycott » comme pierre angulaire de l’action et non l’incantation stérile à d’improbables négociations, la vie simple au cœur du peuple et non l’exil opulent à l’écart de ceux qu’on est censé défendre.
Certes Tenzin Gyatso, n’a pas faim, pas plus qu’il n’est contrôlé intra-muros. Il vit confortablement depuis 73 ans [22], dans les attributs d’un monarque (à l’exception de « son » territoire), avec l’aura d’un pape et la déférence due à un dieu. Il se prétend prophète réincarné [23], donne des leçons de savoir-vivre à tout un chacun [24], en oubliant qu’il a refusé l’abolition des privilèges et du servage entre 1956 et 1959, sous le prétexte récurrent du respect de la tradition. Il incarne l’oppresseur précédent qui critique ses successeurs. Il essaie de nous faire oublier qu’autrefois les tibétains se révoltaient aussi contre le régime des Dalaï Lama, notamment l’immense plèbe complètement exploitée, écrasée, déshumanisée, spoliée, mutilée [25].
Comment ce dirigeant peut-il s’autoriser à monopoliser la parole autonomiste et à se revendiquer « l’unique représentant de la souveraineté tibétaine » ? Quelles sont les véritables valeurs de cet homme qui menace les membres de sa communauté ayant des points de vue différents : feignant de démissionner pour rappeler à l’ordre son troupeau et reprendre sa position hégémonique dans les esprits à coup de chantage affectif ? Où est le « bienfaiteur de l’humanité » quand il refuse la seule ligne de chemin de fer dans une région grande comme cinq fois la France, puis quand il déclare en janvier 2007 : « Pékin nous inonde de mendiants, de chômeurs et prostitués, en menaçant la pureté [26] de notre culture » ? Une fois de plus, l’habit ne fait pas le moine, surtout quand celui qui le porte est haut placé dans la hiérarchie.
XV - La grande erreur altermondialiste
Le comble en matière de paradoxes, c’est que les plus fervents soutiens du Dalaï Lama se trouvent parmi les altermondialistes pourtant opposés à l’impérialisme américain. Pourquoi ? À cause de l’image qu’entretient Tenzin Gyatso avec la complicité d’innombrables médias depuis la fin des années soixante. Un relooking à la Gandhi, un marketing médiatique bien ficelé et un soupçon d’écologie. Le créneau est vendeur, la photo glamour et l’interview sympathique.
Les altermondialistes sont très sensibles à la non-violence et la frugalité, et ne sont, en général, pas aussi méfiants que les libertaires à l’égard des traditions religieuses. Beaucoup sont d’ailleurs circonspects par rapport à la laïcité ou n’en parlent jamais. Certains sont d’une indulgence inconsidérée à l’égard de l’islamisme quand il revêt l’habit du martyr et distille une confusion entre rejet des intégrismes et islamophobie (parmi ceux-là, certains vont jusqu’à la contradiction grossière et piégeuse sur la liberté d’expression en exigeant un retour en arrière des limites légales pour cause de respect du « sacré » ; cf. affaire Charlie-Hebdo sur les caricatures de Mahomet). D’autres agissent essentiellement au sein de mouvements catholiques, ce qui est leur droit, bien sûr, mais qui induit peut-être une forme de mansuétude à l’égard de la prépondérance des chefs religieux parmi les peuples qui se révoltent. Peu d’altermondialistes, à ma connaissance, défendent le Tibet en laissant de côté ou en écartant clairement le Dalaï Lama. Son portrait s’impose dans l’immense majorité des documents et supports médiatiques sur le sujet. Ce qui confine à la superposition, à la confusion, à la confiscation, au point d’occulter totalement les questions subsidiaires dans le champ des possibles pour l’avenir du Tibet.
Il est dommage que tant d’altermondialistes défendent désespérément un tel personnage en se laissant bercer et aveugler par ses discours convenus, ceux-là mêmes que n’importe quel pape peut prononcer, tant ils se plaisent tous à parler de paix, d’amour, de vie frugale et d’harmonie avec la planète… « — Amis babas ou bobos, méfiez vous de la pureté qu’on vous promet et de l’utopie qu’on vous offre. À l’inverse de ce qu’ils racontent tous, ces orateurs-là nous éloignent de la Terre, de sa réalité, de ses luttes et de ce qui fait l’un des enjeux majeurs de l’existence humaine : la liberté. »
Dans les mouvements écolos, on me dit également que le Dalaï Lama ose critiquer la société de consommation et défendre le respect harmonieux de l’environnement... « —Et alors ? Le pape aussi. Les imams aussi. La plupart des sectes également ! Ça ne mange pas de pain, ça fait vendre des livres et ça n’inquiète absolument pas les communicants de l’ordre politique et économique qui savent que seule une faible part de la population va vraiment essayer (je dis bien essayer) de répartir autrement son budget ! »
XVI - L’opium de la soumission
La part du folklore contribue, elle aussi, à altérer la lucidité et à gêner un examen critique sans concession. Il est donc important de rappeler que le bouddhisme n’est pas une philosophie, mais une religion qui s’affirme sagesse, comme toutes les autres, en premier lieu parce qu’elle répète inlassablement sa doctrine immuable. Le « Aum » n’est pas plus un chant de l’intérieur (qualifié de « vibration vitale ayant accompagné l’origine du monde ») que Le bateau ivre de Rimbaud par Ferré [27], et sa représentation picturale n’est pas plus sacrée qu’un bon vieux dessin de Reiser : les tentures orientales sur lesquelles ce Aum est figuré peuvent se mettre au mur dans n’importe quel sens, sans craindre le Grand Bodhisattva, ni Toutatis, ni Zeus, ni Allah, ni Rê, ni Jehovah, ni quiconque. Il n’est pas non plus absolument nécessaire de répéter « Aum Mani Pémé Hung » avant toute prise de parole pour que celle-ci ait du sens.
Laissons les prières, les dogmes et les bibelots, et occupons-nous du monde tel qu’il est, dans sa noirceur crépusculaire par trop d’occasions gâchées et de lumières mouchées. Il n’est pas de véritable fraternité sans égalité ni de liberté sans désir. Ce désir que rejette sévèrement le Bouddhisme, comme la plupart des religions. Ce désir qui est la cible de la troisième des « Quatre Nobles Vérités du Bouddha ». Ce désir auquel il faudrait définitivement « renoncer » [28], parce qu’il s’agirait de la seule solution pour « cesser de souffrir ». Renoncer au désir ? Et pourquoi pas se soumettre tout de suite à l’ordre établi où qu’il soit et quelle que soit sa nature sociale, politique ou religieuse ? Comme la plupart des religions, le Bouddhisme fabrique une population majoritairement soumise. Quiconque a déjà vécu ou voyagé en Extrême Orient sait, malheureusement, de quoi je parle, tant au niveau social, culturel que politique. Il en est ainsi dans la plupart des pays du monde où les chefs religieux tiennent lieu de guides. C’est exactement le genre de société que souhaitent Messieurs Bush et Sarkozy, aux antipodes de Dionysos, Homère, Diogène, Rabelais, Molière, Diderot, Rimbaud, Hugo, Desnos, Camus, Beauvoir, Brassens, Coluche ou Desproges.
XVII - Ne pas boycotter un pays mais une dérive globale
Bien qu’ils soient les plus nombreux et parmi les plus misérables, les Chinois ne sont pas les seuls esclaves du capitalisme financier mondialisé, ni les Tibétains les seuls menacés par la destruction du Bien Commun. Oui, je plains les Chinois. Oui, je plains les Tibétains. Mais je plains aussi l’humanité tout entière soumise au pouvoir de l’argent, à un cortège de manipulations et à l’exploitation mondiale (les émeutes de la faim sont parmi les rares cris dont se font actuellement l’écho les JT). C’est toute cette dérive cauchemardesque du vieux rêve universaliste qu’il faut boycotter, et non pas seulement le pays organisateur d’un événement ubuesque qui consacre cette dérive, ou ce même pays organisateur parce qu’il incarne de surcroît ladite dérive sur le plan politique. Car, à bien y regarder, c’est l’état global de la planète qui se manifeste dans cette double dérive : d’une part, celle du sport médiatico-financier aux antipodes de l’olympisme antique, et, d’autre part, celle qui secrète la transformation de la Chine d’un cauchemar politique à l’autre au point d’inquiéter la suprématie américaine.
Quelles que soient les décisions prises au sommet des instances dirigeantes du sport et de la politique, chacun peut signifier à son humble niveau, autour de lui et dans les médias alternatifs, sa vision des choses. Il ne s’agit pas seulement d’une attitude personnelle durant le mois d’août à venir, mais aussi d’une réponse plus large, plus profonde et plus durable.
XVIII - Dire non à l’inhumanité comme à l’hypocrisie
La crise tibétaine est le terrain de circonstance d’une compétition médiatico-financière mondiale pour le pouvoir. Mais elle est aussi une occasion pour chacun d’entre nous de signifier ce qu’il désire pour l’avenir. Pourquoi accepter de choisir entre une société néo-stalinienne et une société archéo-cléricale ? N’est-ce pas justement le piège à éviter ? Ce même piège préparé par Maragaret Thatcher aux côtés de Ronald Reagan et de George Bush père, en 1984, pour imposer la mondialisation du capitalisme financier : « There is no alternative ! » [29]. Ce piège des évidences admises et supportées sans avoir été suffisamment examinées.
Il en de même pour le problème des J.O.. Puisque les J.O. consacrent cette évolution et en sont l’un des symboles, désacralisons les J.O. et faisons de notre pas de côté le symbole d’une résistance véritable et globale. Dire non, chacun d’entre nous, aux J.O., c’est dire non à l’inhumanité, qu’elle provienne de Chine ou d’Amérique (ou de France), et dire non à l’hypocrisie, qu’elle soit le fait de médias, de religions ou d’une institution internationale censée promouvoir le sport et la fraternité. Dire non pour reprendre le contrôle de nos pensées et de nos vies.
Yannis Youlountas (30 mars 2008 puis 18 avril 2008)
Trois petites vidéos en guise d’épilogue :
1/3 :
2/3 :
3/3 : (cette troisième vidéo est un peu longue à charger, mais vaut le détour)
Paroles d’IMAGINE
(en anglais puis français)
Imagine there’s no heaven,
It’s easy if you try,
No hell below us,
Above us only sky,
Imagine all the people
living for today...
Imagine there’s no countries,
It isnt hard to do,
Nothing to kill or die for,
And No religion too,
Imagine all the people
living life in peace...
You may say I’m a dreamer
But I’m not the only one
I hope someday you’ll join us
And the world will live as one.
Imagine no possessions,
I wonder if you can,
No need for greed or hunger,
A brotherhood of man,
Imagine all the people
Sharing all the world...
You may say Im a dreamer,
but Im not the only one,
I hope some day you’ll join us,
And the world will live as one.
John Lennon
Pour lire ma version française d’Imagine, cliquer ici.
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Itinéraire 1970-2008 (biographie, par Maud)
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