RAOUL VANEIGEM PAR NOËL GODIN
On peut dire de Raoul Vaneigem, comme Berlioz de Meyerbeer, qu’« outre le bonheur d’avoir du talent, il a toujours possédé le talent d’avoir du bonheur ». Pour prendre une beurrée avec le grand queux du meilleur lilivre de notre préhistoire (le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations), qui a si bien su faire rimer en l’espèce le joyeux cri de janvier 1792 des mutinées de l’île d’Yeu (« Il faut égorger tous les bourgeois ! ») avec les programmes fabuleux de Joseph Déjacque et Charles Fourier (« L’attrait est leur seule chaîne, le plaisir leur seule règle... »), nous avons choisi de mettre toute la lyre sur ses minouchettes défenses et illustrations de l’ultra-violence rasl’bolique.
(a) Des revanches galbeuses
« Si quelqu’un me gifle sur la joue gauche, je lui ferai sauter la gueule avant de tendre la joue droite.
« Partout où elle s’exerce (la brutalité policière), les bons esprits de gauche en dénoncent à juste titre l’infamie. Et puis après ? Incitent-ils les masses à s’armer ? Provoquent-ils de légitimes représailles ? Encouragent-ils une chasse aux flics comme celle qui orna les arbres de Budapest des plus beaux fruits de l’AVO ? Non, ils organisent des marches pacifiques.
« Par le jeu des antagonismes, il suffira qu’à la lâcheté des petits-bourgeois flicards cesse de répondre la lâcheté des amis des victimes et des victimes en puissance pour que la tactique des représailles l’emporte sur les manifestations d’exorcisme et le scoutisme protestataire.
(b) Du terrorisme rocambolesque
« L’organisation spectaculaire incite plus impérativement à la violence que les anarchistes du passé.
« Même inversée, la volonté de vivre garde un potentiel de violence toujours près de dévier des chemins qu’on lui trace. Le larbin fidèle qui s’identifie au maître peut aussi l’égorger en temps opportun. Il arrive un moment où son privilège de mordre comme un chien excite son désir de frapper comme un homme.
« Quand il faudra frapper pour te libérer vraiment, frappe pour tuer ! les mots ne tuent pas.
« Ma sympathie pour le tueur solitaire s’arrête où commence la tactique, mais peut-être la tactique a-t-elle besoin d’éclaireurs poussés par le désespoir individuel.
« Quand l’exemple de la bande à Baader se répandra, comme tout s’agence pour y inciter, le procureur subira le châtiment qu’il s’inflige, par personne interposée, chaque fois qu’il réprime chez les autres son propre refus des humiliations.
(c) Des étripages remontants
« Que se rencontrent dix hommes résolus à la violence fulgurante plutôt qu’à la longue agonie de la survie, aussitôt finit le désespoir et commence la tactique.
« Comment liquider la haine sans liquider sa cause ? La barbarie des émeutes, le pétrolage, la sauvagerie populaire, les excès que flétrissent les historiens bourgeois, c’est précisément le vaccin contre la froide atrocité des forces de l’ordre et de l’oppression hiérarchisée.
ENTRETIEN DE RAOUL VANEIGEM AVEC JEAN-PIERRE BOUYXOU
(Siné-Mensuel, octobre 2011)
« La gratuité est l’arme absolue de la vie contre l’économie »
Membre de l’Internationale situationniste de 1961 à 1970, Raoul Vaneigem est l’auteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (Gallimard, 1967), d’où furent tirés les slogans les plus percutants de Mai 68, et d’une trentaine d’autres livres. Dernier titre paru : L’État n’est plus rien, soyons tout (Rue des Cascades, Paris, 2010).
Peux-tu donner une brève définition des situationnistes ?
Non. Le vivant est irréductible aux définitions. Ce qu’il y avait de vie et de radicalité chez les situationnistes continue à se développer dans les coulisses d’un spectacle qui a toutes les raisons de le taire et de l’occulter. En revanche, la récupération idéologique dont cette radicalité a été l’objet connaît une vague mondaine dont les intérêts n’ont rien de commun avec les miens.
Que voulaient dire les situs quand ils affirmaient que le situationnisme n’existait pas ?
Les situationnistes ont toujours été hostiles aux idéologies, et parler de situationnisme serait mettre une idéologie où il n’y en a pas.
Pour quelles raisons as-tu rompu avec l’Internationale situationniste en 1970 ? Avec le recul, que penses-tu de Guy Debord ?
J’ai rompu parce que la radicalité qui avait été prioritaire jusqu’en mai 1968 était en train de se dissoudre dans des comportements bureaucratiques. Chacun a alors choisi ou de poursuivre seul sa voie, ou d’abandonner le projet d’une société autogérée. Peut-être Debord et moi étions-nous plus dans la complicité que dans l’affection, mais qu’importe la rupture ! Ce qui a été sincèrement vécu n’est jamais perdu. Le reste n’est que l’écume de la futilité.
Quel regard portes-tu sur le mouvement des Indignés ?
C’est une réaction de salut public, à l’encontre de la résignation et de la peur qui donnent à la tyrannie du capitalisme financier son meilleur soutien. Mais l’indignation ne suffit pas. Il s’agit moins de lutter contre un système qui s’effondre qu’en faveur de nouvelles structures sociales, fondées sur la démocratie directe. Alors que l’État envoie à la casse les services publics, seul un mouvement autogestionnaire peut prendre en charge le bien-être de tous.
L’utopisme est-il toujours à l’ordre du jour ?
L’utopisme ? Mais c’est désormais l’enfer du passé. Nous avons toujours été contraints de vivre dans un lieu qui est partout et où nous ne sommes nulle part. Cette réalité est celle de notre exil. Elle nous a été imposée depuis des millénaires par une économie fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme. L’idéologie humaniste nous a fait croire que nous étions humains alors que nous restions, pour une bonne part, réduits à l’état de bêtes dont l’instinct prédateur s’assouvissait dans la volonté de pouvoir et d’appropriation. Notre « vallée de larmes » était considérée comme le meilleur des mondes possibles. Or, a-t-on inventé un mode d’existence plus fantasmatique et plus absurde que la toute-puissante cruauté des dieux, la caste des prêtres et des princes régnant sur les peuples asservis, l’obligation de travailler censée garantir la joie et accréditant le paradis stalinien, le Troisième Reich millénariste, la Révolution culturelle maoïste, la Société de bien-être (le Welfare State), le totalitarisme de l’argent hors duquel il n’y a ni salut individuel ni salut social, l’idée enfin que la survie est tout et que la vie n’est rien ? À cette utopie-là, qui passe pour la réalité, s’oppose la seule réalité qui vaille : ce que nous essayons de vivre en assurant notre bonheur et celui de tous. Désormais, nous ne sommes plus dans l’utopie, nous sommes au cœur d’une mutation, d’un changement de civilisation qui s’esquisse sous nos yeux et que beaucoup, aveuglés par l’obscurantisme dominant, sont incapables de discerner. Car la quête du profit fait des hommes des brutes prédatrices, insensibles et stupides.
Explique-nous comment la gratuité, selon toi, est un premier pas décisif vers la fin de l’argent.
L’argent n’est pas seulement en train de dévaluer (le pouvoir d’achat le prouve), il s’investit si sauvagement dans la bulle de la spéculation boursière qu’elle est vouée à imploser. La tornade du profit à court terme détruit tout sur son passage, elle stérilise la terre et dessèche la vie pour en tirer de vains bénéfices. La vie, humainement conçue, est incompatible avec l’économie qui exploite l’homme et la terre à des fins lucratives. À la différence de la survie, la vie donne et se donne. La gratuité est l’arme absolue contre la dictature du profit. En Grèce, le mouvement « Ne payez plus ! » se développe. Au départ, les automobilistes ont refusé les péages, ils ont eu le soutien d’un collectif d’avocats qui poursuit l’État, accusé d’avoir vendu les autoroutes à des firmes privées. Il est question maintenant de refuser le paiement des transports publics, d’exiger la gratuité des soins de santé et de l’enseignement, de ne plus verser les taxes et les impôts qui servent à renflouer les malversations bancaires et à enrichir les actionnaires. Le combat pour la jouissance de soi et du monde ne passe pas par l’argent mais, au contraire, l’exclut absolument.
Il est aberrant qu’une grève entrave la libre circulation des personnes alors qu’elle pourrait décréter la gratuité des transports, des soins de santé, de l’enseignement. Il faudra bien que l’on comprenne, avant le krach financier qui s’annonce, que la gratuité est l’arme absolue de la vie contre l’économie.
Il ne s’agit pas de casser les hommes mais de casser le système qui les exploite et les machines qui les font payer.
Tu prônes la désobéissance civile. Qu’entends-tu par là ?
C’est ce qui se passe en Grèce, en Espagne, en Tunisie, au Portugal. C’est ce que résume le titre de mon pamphlet écrit pour des amis libertaires de Thessalonique, L’État n’est plus rien, soyons tout. La désobéissance civile n’est pas une fin en soi. Elle est la voie vers la démocratie directe et vers l’autogestion généralisée, c’est-à-dire la création de conditions propices au bonheur individuel et collectif.
Le projet d’autogestion amorce sa réalisation quand une assemblée décide d’ignorer l’État et de mettre en place, de sa propre initiative, les structures capables de répondre aux besoins individuels et collectifs. De 1936 à 1939, les collectivités libertaires d’Andalousie, d’Aragon et de Catalogne ont expérimenté avec succès le système autogestionnaire. Le Parti communiste espagnol et l’armée de Lister l’écraseront, ouvrant la voie aux troupes franquistes.
Rien ne me paraît plus important aujourd’hui que la mise en œuvre de collectivités autogérées, capables de se développer lorsque l’effondrement monétaire fera disparaître l’argent et, avec lui, un mode de pensée implanté dans les mœurs depuis des millénaires.
Tu désapprouves le système carcéral mais, en 1996, tu as participé à Bruxelles à la Marche blanche qui, selon la presse française, réclamait une répression accrue des actes de pédophilie. N’est-ce pas contradictoire ?
Voilà bien un exemple de contre-vérité journalistique manifeste. Si les parents des victimes de Dutroux avaient réclamé la peine de mort pour l’assassin, la foule aurait abondé dans leur sens. Or, c’est le contraire qui s’est passé. J’admire le courage et le sens humain de Gino et Carine Russo, qui se sont opposés résolument à toute idée de peine de mort (ils ont même prévenu qu’ils n’accepteraient pas que le meurtrier soit, comme de coutume, liquidé par les autres prisonniers). La Marche blanche a été l’exemple rarissime d’une émotion populaire qui en appelait au refus de la pédophilie au nom de l’humain et du refus des prédateurs, et non par le biais de la répression pénale. Il y avait là une dignité tranchant avec l’ignominie populiste qui consiste à se servir de l’émotion pour promouvoir la bestialité répressive, la vengeance. Où voit-on aujourd’hui une réaction collective dénoncer cette stratégie du bouc émissaire qui, pour empêcher que la colère des citoyens ne s’en prenne aux mafias affairistes, qui les ruinent, sonne le tocsin de la peur et du sécuritaire pour désigner comme menace et ennemi potentiel l’autre, l’étranger, le « différent » – juif, arabe, tzigane, homosexuel ou, au besoin, simple voisin ?
Tu as plusieurs enfants. Ne trouves-tu pas cruel de faire délibérément naître de nouveaux êtres dans ce monde-ci ?
J’exècre la politique nataliste qui, en multipliant mécaniquement les enfants, les condamne à la misère, à la maladie, à la désaffection, à l’exploitation laborieuse, militaire et sexuelle. Seul l’obscurantisme religieux, idéologique et affairiste y trouve son compte. Mais je refuse qu’un État ou une autorité, quelle qu’elle soit, m’impose ses ukases. Chacun a le droit d’avoir des enfants ou de n’en avoir pas. L’important est qu’ils soient désirés et engendrés avec la conscience que tout sera fait pour les rendre heureux. Ce sont ces nouvelles générations – tout à fait différentes de celles qui furent les fruits de l’autoritarisme familial, du culte de la prédation, de l’hypocrisie religieuse – qui aujourd’hui sont en train d’opposer, si confusément que ce soit, la liberté de vivre selon ses désirs au totalitarisme marchand et à ses larbins politiques.
Parle-nous de la cause animale, dont les penseurs révolutionnaires n’ont longtemps tenu aucun compte.
Il s’agit moins d’une cause animale que d’une réconciliation de l’homme avec une nature terrestre qu’il a exploitée jusqu’à présent à des fins lucratives. Ce qui a entravé l’évolution de l’homme vers une véritable humanité, c’est l’aliénation du corps mis au travail, c’est l’exploitation de la force de vie transformée en force de production. Notre animalité résiduelle a été refoulée au nom d’un esprit qui n’était que l’émanation d’un pouvoir céleste et temporel chargé de dompter la matière terrestre et corporelle. Aujourd’hui, l’alliance avec les énergies naturelles s’apprête à supplanter la mise à sac des ressources planétaires et vitales. Redécouvrir notre parenté avec le règne animal, c’est nous réconcilier avec la bête qui est en nous, c’est l’affiner au lieu de l’opprimer, de la refouler et de la condamner aux cruautés du défoulement. Notre humanisation implique de reconnaître à l’animal e droit d’être respecté dans sa spécificité.
En Belgique, le vote est obligatoire. As-tu déjà voté dans ta vie ? Tu paies les amendes ?
Je ne vote jamais, je n’ai jamais reçu d’amende.
Quelle leçon peut-on tirer de cette longue année pendant laquelle la Belgique s’est passée de tout gouvernement ?
Aucune. Pendant le sommeil lucratif des hommes politiques – cinquante-cinq ministres qui n’ont pas de problèmes de fins de mois –, les mafias financières continuent à faire la loi et se passent très bien des larbins qui sont à leur botte.
Comment vois-tu la « révolution » en cours dans les pays arabes ? L’islam te semble-t-il une menace pour elle ?
Où le social l’emporte, les préoccupations religieuses s’effacent. La liberté qui se débarrasse aujourd’hui de la tyrannie laïque n’est pas disposée à s’accommoder d’une tyrannie religieuse. L’islam va se démocratiser et connaître le même déclin que le christianisme. J’ai apprécié le slogan tunisien : « Liberté pour la prière, liberté pour l’apéro ! »
Finalement, tu restes un optimiste irréductible, non ?
Je pourrais me contenter de la formule de Scutenaire [1] : « Pessimistes, qu’aviez-vous donc espéré ? » Mais je ne suis ni optimiste, ni pessimiste. Je me fous des définitions. Je veux vivre en recommençant chaque jour. Il faudra bien que la dénonciation et le refus des conditions insupportables qui nous sont faites cèdent la place à la mise en œuvre d’une société humaine, en rupture absolue avec la société marchande.
Recueillis par Jean-Pierre Bouyxou,
Siné Mensuel, octobre 2011.
Notes
[1] L’écrivain belge Louis Scutenaire (1905-1987) est l’auteur de Mes inscriptions. Raoul Vaneigem lui a consacré un livre dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers, 1991).