Nausée et stupéfaction. Ce soir, dans mon tout petit village de la Montagne Noire, je me demande qui a pu apporter un soutien aussi massif à l’héritière Le Pen. Alors que le père avait toujours oscillé entre 3 et 12 voix pour 280 habitants, voilà que son écoeurante progéniture a brusquement atteint le score absolument incompréhensible de 33 voix sur 170 votants. Mais qui sont-ils ces 33 obscurs voisins à l’apparence tranquille et bucolique ? Comment en sommes-nous arrivés là, dans un minuscule village où la seule famille maghrébine est d’une gentillesse irréprochable à l’égard de tous ? A 300 km d’ici, dans ma ville natale, pourtant profondément de gauche et administrée généreusement par des maires communistes depuis un demi-siècle, la candidate d’extrême droite est carrément arrivée en tête : Martigues est brutalement passée du rouge au brun ! Stupeur là aussi. Partout en France, Sarkozy, Guéant et Hortefeux ont nourri, élevé et dressé la bête immonde, jour après jour, comme les ténors du capital allemand durant la crise de 1929. Nous sommes en plein cauchemar. De même en Grèce, ma terre d’origine, où plusieurs partis d’extrême-droite sont en train de profiter des circonstances particulièrement dramatiques du pays pour s’installer dans le paysage politique et se gonfler d’intentions de vote excitées par le sang à quinze jours du scrutin, comme des sangsues voraces et répugnantes.
Sur un plateau télévisé français, à l’instant où j’écris ces lignes, tous les politiciens réunis ne trouvent rien de mieux à faire que de courtiser l’électorat du FN en le plaignant longuement et en lui adressant leur sympathie fraternelle. La France qui vote Le Pen est devenue dans leur bouche "la France qui souffre". L’expression est reprise à tout bout de champ, de Ségolène Royal à Jean-François Copé, non sans jouer des coudes pour être bien audible et parfaitement en face de la caméra dans les caresses verbales et les mimiques à son encontre. Berk ! Paroles fétides de trous du cul qui règnent encore sur des Français décidément plus manipulés que jamais.
Non, la France qui vote Le Pen n’est pas la France qui souffre. C’est la France qui pue, non pas la sueur, mais le sang. C’est la France mortifère qui a toujours adoré l’autorité arbitraire et les ordres vociférés. C’est celle qui a besoin d’obéir à un maître pour pouvoir se délecter de la barbarie dite civilisée qui s’étend de jour en jour. Cette France-là attend patiemment comme un pitt-bul prêt à être lâché sur les boucs-émissaires que désignera le maître. Cette France-là n’est pas celle qui souffre, c’est celle qui attend le droit de faire souffrir. Cette France-là, c’est la sous-France : celle qui attend les ordres. Cette France-là n’est pas la France : elle est le contraire de la France. C’est pourquoi au lieu de se vanter de voter pour la dynastie Le Pen, ces gens-là, pour la plupart, se cachent (tous dans mon village, où aucun des 33 n’a jamais eu le courage de se dévoiler) : parce qu’ils savent bien au fond d’eux qu’ils sont la honte de la France.
Cette France-là n’est pas non plus la France qui a peur. C’est, au contraire, la France qui se délecte de faire peur, tapie comme une bête sauvage dans la nuit de la raison, et qui savoure le plaisir toujours plus grand d’être notre pire cauchemar. Cette France-là, c’est la France des lâches qui nous saluent masqués. C’est la France de ceux qui, en réalité, détestent la France, comme ils maudissent plus encore l’humanité jusqu’à eux-mêmes et qui n’affrontent pas plus les miroirs que le regard de leurs voisins. J’ai désormais 33 voisins masqués dans mon petit village, trois fois plus que la dernière fois. Et je ne sais toujours pas lesquels.
Y.Y.
P.J. : il y a dix ans exactement, j’avais écrit ce poème :
21 avril 2002 : SOIR DE PEN
La fumée d’une clope embrume le décompte...
Apparaît un cyclope, accueilli dans la honte :
Le citoyen zappeur a choisi la charogne,
Jouant à se faire peur. La République est borgne.
Revoilà le bûcher, la censure et la chasse
A l’humain, les bouchers, la tonsure et le gaz !
Et du fiel à la terre, et d’Orange à Dachau,
Revoilà les charters, revoilà les fachos.
La flamme en métastase et la feuille de chêne
Se propagent et s’embrasent, et les fous se déchaînent :
Chaque chaîne étoffée de vainqueurs frénétiques
Devient autodafé sous le feu médiatique.
Les hurlements haineux des joyeux lycanthropes
Et leurs crocs vénéneux au poison misanthrope
Rassemblent les mesquins, les frustrés, les jaloux,
Dans le vote arlequin livrant la terre aux loups.
Qui est roi au pays des aveugles penauds ?
Quel imposteur haï séduit les nationaux ?
Quel faux républicain pourrait un jour frapper
Nos frères africains ou sœurs émancipées ?
Contre ses bruns desseins et sa rage opaline,
Y a-t-il un vieux vaccin, une Pen-icilline ?
Et s’il est déjà tard, au moins un antidote
Pour sauver les bâtards de sa race pâlotte ?
Le peine-à-jouir menace amour et liberté,
Et la fièvre en rosace espère en sa montée
L’avènement ultime où la loi intégriste
Règlera l’ordre intime en s’affirmant du Christ.
Hantise et pénitence animent les esprits.
La rue en résistance exprime son mépris.
Ce soir, la France en Pen s’écrit, dans son errance,
Avec un grand F-haine et l’affront du mot « rance ».