Yannis Youlountas

Mars 2008 : Quand les loups hurlent "au loup !"

ou pourquoi le discours sarkoziste sur l’insécurité n’est qu’un leurre nous détournant du véritable danger

De quelle insécurité parle-t-on ? Qui sonne l’alerte en effrayant les personnes âgées et en excitant la rumeur populaire ? Pourquoi tout ce branle-bas de combat politique et médiatique contre la nouvelle menace, intérieure cette fois, qui pourrait « venir jusque dans nos bras » voler ou dégrader notre bien chèrement acquis ?

L’ennemi n’est plus la bête du Gévaudan qu’on chantait avec effroi pour se mettre en garde, il y a deux siècles et demi, ni les troupes de la coalition royaliste européenne contre lesquelles devait se défendre la Révolution française en véhiculant des hymnes vindicatifs, encore moins l’occupant nazi justifiant des appels à la résistance. Non : la « stimulation » actuelle de l’opinion publique vise cette fois, avec force et vigueur, l’ancestral délit de chapardage et d’incivilité, qui n’a pourtant jamais cessé d’être comme en témoignent tous les historiens. Cette opération surmédiatisée ne survient pas aujourd’hui par hasard. Il suffit d’observer les circonstances de cet échauffement croissant des esprits et de s’en rappeler les auteurs.
Jamais la régression sociale n’a été aussi forte en France, si ce n’est durant le règne du Roi Soleil ou sous le Second Empire. Jamais on n’a connu telle somme de droits abolie, ramenant la Solidarité Nationale de vingt à cinquante ans en arrière, selon les domaines. Bref, dans ce contexte d’horreur économique, c’est bien sûr dans le champ politique que se situe la véritable violence : celle qui tend à transformer brutalement la société en une vaste jungle où seule règnerait la loi du plus fort.

« l’ennemi [serait] le petit nuisible et non le grand fauve ! »

Pourtant, ce n’est pas contre ce danger que grimacent les figurent télévisées traînant leur cortège d’images, mais pour rappeler la persistance, voire la hausse, des petits fraudeurs de l’ultime règle conservée par le système : la propriété ! Autrement dit, s’il est permis de casser la République et de dilapider le fruit de ses réflexions et de ses conquêtes sociales, le moindre petit chapardage est ardemment rapporté comme le haut-fait qui serait la cause de nos misères. Taïaut ! Taïaut ! Le voilà, l’ennemi intérieur qui menace le nouvel équilibre ultralibéral : c’est le petit nuisible et non le grand fauve ! Toute notre attention est portée contre ce vaurien, car c’est bien lui le sauvageon, c’est-à-dire le « petit sauvage », qui nous fait oublier les grands. Qu’importe s’il est parfois affamé, révolté ou marginalisé par ledit système, sa possible colère n’est pas la notre et n’a qu’un seul sens à nos yeux : la menace de notre petit intérêt. C’est contre lui que nous menons campagne, à grands renforts de faits divers, et que nous payons toujours plus de « gardiens de la paix » pour organiser des battues.

« la réalité d’un pays revenant, à pas de loup, aux grandes baronnies et au servage d’autrefois »

Mais pour quelle paix ? Celle de la poule et du renard face-à-face dans le poulailler du libre-échange ? Celle qui voit Marianne sombrer, telle La Belle au Bois Dormant, dans un profond sommeil devant son petit écran abrutissant ? Ou, peut-être, est-ce celle qui fait des milliers de victimes au coin des bois, sous les assauts d’une gueule boursière, sans morale ni pitié, qui se nourrit de « dégraissage social », entre autres carnages tolérés ? Car derrière le leurre qui nous est conté comme à des enfants, à longueur de pages et d’émissions, se pointe la réalité d’un pays revenant, à pas de loup, aux grandes baronnies et au servage d’autrefois. C’est pourquoi toute forme de surenchère alimentant ce discours sur l’insécurité, a fortiori par un homme dit « de progrès », n’est rien d’autre qu’un acte de collaboration à un système violent et à sa propagande infantilisante.

S’il est certes possible qu’un jour le peuple se soulève contre ses seigneurs crimocrates (χρυμα : l’argent et κρατωs : le pouvoir), ne nous y trompons pas. Cette armada contre « l’ennemi intérieur » est aussi conçue pour réprimer tout élan de révolte ou d’insurrection populaire. Faudra-t-il attendre une telle extrémité pour que le citoyen-consommateur-spectateur prenne conscience du vrai visage du pouvoir sous son masque suranné ? Qui se souvient que le dernier dirigeant politique français à s’être présenté comme un « responsable dévoué [gérant] la Nation en bon père de famille » s’appelait Philippe Pétain et qu’il avait, lui aussi, une façon bizarre de crier au loup ? Qui se rappelle encore de l’inconscience collective décrite avec talent par Serge Reggiani dans sa chanson Les loups : « jusqu’à ce que les hommes aient retrouvé l’amour et la fraternité » ?

« une louche d’insultes écolières et de gifles enseignantes »

La nuit tombe sur la République sociale et laïque et ses membres désunis en « panne d’essence ». La férocité financière continue de dépecer le corps social. Le leurre du discours sur l’insécurité occupe, chaque matin, les esprits et les rares dialogues, à la lecture des nouveaux faits divers. Une pincée de tournantes au pied d’une barre HLM, une louche d’insultes écolières et de gifles enseignantes, une cuillère de braquages et d’accidents de la route. Le plan fonctionne à merveille.

A l’exception de la cause invoquée, force est de constater avec messieurs Sarközy de Nagy-Bocsa et Fillon qu’en ces années sombres, il ne fait pas bon se promener dans les forêts françaises !

Y.Y.

texte libre de droits et de diffusion

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